Complexité

Pratiques Formation- Entretiens avec Edgar Morin

Deuxième Entretien - Janvier 1996

E. MORIN - J. ARDOINO - C. PEYRON-BONJAN



C. PEYRON. BONJAN
Voici la première question à laquelle j’avais pensé : comment est ce que vous transféreriez ou vous envisageriez de transférer les trois principes de la pensée complexe à l’école ?

E. MORIN
Alors, les trois ou les quatre puisque l’un est la dialogique, l’autre est la boucle récursive, le troisième l’hologramme. Le premier pourrait quand même être l’idée d’organisation des systèmes.
Ecoutez, tout d’abord mon idée serait de montrer comment procéder à partir d’un exemple: “qui sommes nous?”, montrer le fait que nous sommes des êtres biologiques et psychologiques, sociologiques enfin que nous avons toutes ces dimensions et que la biologie comporte elle-même des dimensions physiques et cosmiques. Une fois entrés dans la relation que les individus ont avec la société, j’essaierais d’exemplifier l’idée que nous produisons la société qui nous produit, j’essaierais par là même de donner l’idée d’émergence, j’essaierais d’expliquer l’émergence qui sont les qualités qui naissent à partir d’éléments qui séparément ne l’ont pas. Je peux partir de l’H2O, (je peux partir d’innombrables exemples chimiques , et je peux partir effectivement d’autres types d’exemples tels l’émergence de ce nous appelons esprit mind puisqu’en français il n’y a pas de mot pour mind qui évidemment est une émergence venant d’interactions entre le cerveau humain et l’environnement culturel.
Je pense que dès que l’on arrive à relier les choses, on se demande : comment relier ? Lorsque vous avez deux idées qui s’imposent mais qui en même temps sont antagonistes je prendrais, par exemple, l’idée de vie, l’idée de mort, alors la dialogique c’est montrer comment les idées antagonistes sont complémentaires dans le cycle écologique, le cycle trophique : le cycle de vie c’est un cycle de mort. Je démontrerais comment l’organisme vit parce qu’il régénère ces cellules qui meurent.
Je crois que dans tous les domaines on peut faire sortir l’idée dialogique, c’est à dire montrer que deux idées antagonistes s’imposent. D’où vient l’humanisme européen ? Est-ce qu’il vient de la Bible et de l’Evangile ? Ou est-ce qu’il vient des Grecs et de la philosophie ? On peut montrer que c’est aussi avec la dialogique qu’il s’est formé.
L’idée de la boucle auto-productive servira nécessairement à comprendre l’organisation vivante surtout par rapport à l’environnement et permettra donc la boucle créatrice de la société et créatrice des individus.
Quant à l’idée hologrammatique, les exemples sont évidents : tout le patrimoine génétique est dans nos cellules, le tout est dans la partie, la société en tant que tout est dans notre esprit. Je crois que l’exemplification donne le sens et conduit au paradigme, puisque le mot paradigme vient lui même du mot exemple. On abordera progressivement les questions de fond que sont la dialogique entre l’ordre, le désordre et l’organisation, et nous serons confrontés aux problèmes de la logique, ceux de la portée et des limites des axiomes aristoteliciens.
L’éducation comporte un débouché, disons ethico-éthique, en entendant l’ethos comme vie quotidienne. De l’ethos à l’éthique, là aussi on peut prendre de nombreux exemples : des querelles qui peuvent surgir entre des élèves dans une cour de récréation (il nous est impossible dans beaucoup de cas de dire lequel a commencé, lequel a absolument tort parce que chacun ne voit que les méchancetés que l’autre lui a dites et ne voit pas celles qu’il a dites à l’autre, chacun prend ses propres méchancetés comme de pures ripostes), des témoignages de la vie quotidienne, perceptions, souvenirs, mémorisations etc... de là on arrive à l’idée de l’angle de vue que l’esprit sélectionne ; il y a l’exemple que j’ai donné au début de mon livre Pour sortir du XXème siècle , car je l’ai vécu : j’ai cru que c’était une voiture qui était rentrée dans un cycliste, c’est à dire la voiture transgressant le feu rouge, alors qu’en réalité c’était le contraire, mais il est évident que mon esprit avait rationalisé.
Je crois qu’un enseignement continu partant des expériences quotidiennes et un enseignement continu partant aussi des liens à établir entre les savoirs amènent progressivement à enraciner ces principes de complexité. Ils ne peuvent pas s’enraciner du premier coup. Toute l’expérience des discussions sur l’idée de la “ culture européenne ”, thème de la réunion du CNRS l’année dernière, montre qu’à un moment donné, ils veulent avoir une définition, un “ maître mot ” pour la question européenne ; ils veulent que l’on dise c’est la rationalité !...
Ce fut la même chose pour le problème concernant l’intelligence comme association de qualités antagonistes, esprit d’analyse, esprit de synthèse... Lorque l’on commence à leur dire que les tests de l’intelligence sont stupides ou du moins insuffisants, ils sont perdus. Au début, on peut faire comprendre le dialogique mais cela n’a aucune racine dans leur esprit et cela se dissipe. Toutes les idées sur la phrase de Leibnitz “ l’un est le multiple ”, sont très difficiles à entendre et je dois toujours les réitérer. Lorsque je rencontre des anthropologues, ils commencent tous à discuter en ayant comme évidence qu’il n’y a pas d’unité humaine ou au contraire que seule l’unité humaine importe en oubliant la diversité. L’enseignement devrait multiplier ces exemples afin de viser l’enracinement des principes de la pensée complexe, et ce dès la prime école.

J. ARDOINO
Deux questions à partir de là. L’une, c’est qu’à travers tout ce tu es en train de dire là, on voit bien que ton dessein c’est un peu de te servir de l’enseignement (comme tu le sais, très réducteur par rapport à l'éducation proprement dite) et d'en faire un terrain d’application des principes. Il s’agirait alors des principes de la pensée complexe appliqués en quelque sorte à un terrain préparatoire à la vie. Cependant il me semble que parmi les idées qui impliquent une théorie du changement, l’éducation équivaut aux changements, c’est à dire pas seulement l’école et l’enseignement pour entrer dans la vie en société, mais tout au long de la vie ce par quoi on change ; l’évolution sans maître, la co-éducation parce que nous nous formons tous les uns les autres, les uns contre les autres ("altération")... c’est à dire qu’il y aurait encore là une réduction en quelque sorte de l’éducation, tu vois à travers ce côté réservé à l’enfant, à l’adolescent...
La deuxième, c’est à propos du sens d’émergence, lorsque tu es revenu effectivement sur l’émergence. C’est tout à fait intéressant, parce que c’est à la fois délibérément Leibnizien et tout autre chose, car dans ta théorie ce qui émerge viendrait de la rencontre, ce qui n’est déjà pas le sens courant prêté à l’émergence.

E. MORIN
Ce qui émerge vient de l’organisation, elle même vient de la rencontre.

J. ARDOINO
Ce n’est pas courant parce qu’après tout quand on dit qu’une île émerge de la mer, cela signifie qu’elle sort d’un sol, en quelque sorte la mer, et à ce moment là, la création vient de ce qui était déjà là, simplement et inapparent, simplement enfoui ou secret, alors que s’il s’agit de rencontre, cela oblige presque à ce que cela provienne au moins de la combinatoire et peut-être de la surprise... La création serait au sein de la combinatoire ou encore n’y aurait pas quelque chose de plus créateur qui viendrait de ce qui n’était pas encore ? Voilà la question que je te pose au sujet de ta pensée. E. MORIN
Voyons le premier point.
Ce qui est très dommageable c’est qu’on n’arrive pas à intégrer dans la culture humaniste les rapports cognitifs fondamentaux qu’ont apportés les sciences, et évidemment les sciences n’arrivent pas à dépasser leur fragmentation et leur absence de réflexivité sur elles-mêmes. La culture, ce serait de faire communiquer l’une, l’autre, parce que l’information compartimentée stérilise et tue la curiosité naturelle du jeune animal, du jeune enfant ou de l’adolescent, c’est certain. De toute manière, la culture c’est de laisser aller la curiosité et de laisser ouvrir la possibilité de modifier les choses. Evidemment alors, dans le fond, la culture c’est que chacun ait un minimum de conscience de la nécessité de toujours contextualiser ou globaliser son savoir particulier sans qu’il soit nécessaire d’avoir tout en tête
Je donnerais à ce sujet un exemple personnel : j’avais un minimum de connaissances sur les problèmes Balkaniques, cela m’intéressait, la guerre de Yougoslavie m’a beaucoup ému et m’a beaucoup surpris aussi. Je me suis demandé : mais enfin, pourquoi sont-ils en guerre ? J’ai voulu savoir au delà de mon dessein : la crise du communisme et pourquoi cette crise de communisme ?... La culture c’est de savoir détecter assez rapidement dans les ouvrages historiques ce qui permettrait quelques explications : par exemple, les deux sortes de Slaves du Sud, ceux qui ont été romanisés et Habsbourgisés, ceux qui ont été byzantisés et ont subi ensuite les Turcs... des communautés de destins tellement différentes pendant des siècles qu’il n’ont pas eu le temps nécessaire pour une conscience commune...

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La culture c’est aussi, aujourd’hui, de pouvoir utiliser la dialogique et la boucle, parce qu’à mon avis on ne peut comprendre les origines de la guerre de 1914 que par une conception en boucle. Il faut entretenir la curiosité sur l’être humain, sur nous-mêmes. Par exemple, récemment après les découvertes de Brunet dans le Tchad (c’est à dire cet australopithèque bipède dans une région boisée, alors que jusqu’à présent il semblait absolument évident qu’il y avait cette coupure, cette faille formidable avec d’un côté ce qui était forêt, avec des primates qui n’étaient pas encore bipèdes, d’où l’hypothèse du recul climatique de la savane confirmé lui-même météorologiquement par les connaissances etc... recul qui pousse effectivement certains d’entre ces anthropoïdes à devenir bipèdes, à se développer, etc... le défi). Tout cela était très cohérent ; je l’ai repris dans mon livre Le paradigme perdu . Que donnent les découvertes de Brunet ? Il montre qu’il y a des australopithèques dans des régions forestières
Alors, ou bien évidemment, il est né dans les savanes et il s’est balladé, (même s’il y a des problèmes de chronologie un peu difficiles), ou bien il a pu se développer dans la forêt, c’est à dire sans avoir ce stimulus externe. Mais s’il n’a pas eu ce stimulus externe, il a donc eu une poussée interne ; laquelle ? A ce moment, ici, s’ouvre une énigme et de nombreuses hypothèses.
Donc, lorsqu’on est dans ce circuit de la culture, on est amené à revoir ses conceptions, à nourrir ses curiosités. La culture serait de faire en sorte que l’éveil de l’esprit ne soit pas éteint immanquablement à partir de l’âge ou l’on entre dans une spécialisation. Nous le voyons aussi pour beaucoup de jeunes gens qui sont obligés de faire des thèses dans des cadres très stricts et qui doivent faire l’école du deuil de leurs aspirations cognitives. Il faut, au contraire, tout faire pour exercer les esprits à contextualiser et globaliser.
En ce qui concerne l’émergence, il s’agit de l’apparition dans un tout organisé, de qualités nouvelles qui n’existaient pas encore au niveau des parties isolées. Ces émergences globales peuvent rétro-agir sur les parties, puisque l’émergence culturelle rétro-agit sur les individus en leur apportant le langage.
Deux choses demeurent mystérieuses : il y a toujours un “ expliquant ” qui n’est pas “ expliqué ”, je veux dire par là que l’expliquant correspondrait à des qualités, à des émergences dans certaines conditions de rencontres, d’organisations... et cet expliquant est inexplicable. Pourquoi ces qualités indéductibles logiquement existent-elles ? On ne peut pas les déduire, on peut simplement les induire de l’extérieur, par exemple, lorsqu’un atome d’oxygène et deux atomes d’hydrogène gazeux se rencontrent cela va donner un élément liquide, la qualité liquide est une émergence, on l’induit parce que nous le savons par l’expérience, on ne peut pas la déduire. C’est donc une faille logique, il nous manquera l’expliquant de l’émergence...
Je dirais de même pour la création : je peux dire que la création résulte d’une combinaison, puisqu’il est évident que le Requiem de Mozart est une combinaison de notes. Mais, admettons qu’on ait pu examiner toutes les activités synaptiques de Mozart au moment où le Requiem a été composé, enfin toutes les conditions culturelles ambiantes, son hérédité, ses gènes etc... on ne pourrait absolument pas, quand bien même on les reproduirait, inventer le Requiem... Le phénomène de création a quelque chose d’inexplicable en tant que tel ( encore que l’on puisse expliquer ses conditions de composition) .
On arrive ainsi à quelque chose d’important toute élucidation conduit à un mystère encore plus grand. Il faut réintroduire le mystère dans la connaissance, là nous devons faire une rupture avec l’idée même des Lumières parce que l’idée de “ lumière ” signifie que l’on chasse les ombres.

J. ARDOINO
L’idée de lumière câline déjà celle de la transparence.

E. MORIN
Ce n’est en rien l’idée de l’ombre. Dans le fond, il faudrait se souvenir que tout projecteur crée des zones d’ombre par derrière. L’idée d’une élucidation totale est illusion, car si nous avons besoin d’élucider, nous arrivons toujours devant le mystère, que ce soit le mystère de l’être, du monde, de la vie etc... Je crois qu’il nous faut réintroduire le mystère dans la connaissance, et non pas Dieu
Je pense qu’il faut réintroduire le mystère dans la connaissance et mieux dans toute connaissance, y compris la connaissance politique. Aujourd’hui, nous avons besoin en politique d’une connaissance qui sache intégrer en elle l’inconnue de l’avenir du monde, c’est à dire le fait qu’on n’a plus de prise sur lui, qu’il n’y a plus cette idée de progrès où l’on savait où on allait... Quelque chose échappe à notre esprit : même le présent n’est pas vraiment connu. En politique, cette idée est aussi très importante : rétablir le jeu avec l’inconnu. J’aime beaucoup Jean de la Croix qui dit : “ Plus on sait, moins on sait ”. Les deux choses sont vraies : plus on sait, plus on découvre une nouvelle ignorance.

J. ARDOINO
Oui justement, là on atteint le point où l’éducation, au lieu d’être simplement une application, est presque la quintessence de tout ce que tu es en train de me dire, parce que c’est dans l’éducation regardée dans toute son ambiguïté, sa complexité, sa nature contradictoire et non, dans la transmission supposée objective du savoir, que je vais trouver la nécessité absolue, et de la trahison, et de ce qui échappe au formateur et à l’éducateur.
L’éducation n’a pas de sens en dehors du mythe du Golem, c’est à dire que la soi-disant créature échappe à son créateur comme le monde hors de l’expansion linéaire est imprédictible... C’est à dire la notion même de mystère que j’appellerais plutôt opacité afin de l’opposer à la transparence. La notion de mystère est finalement fondamentale à l’éducation. C’est l’éducation qui va nous le rappeler le plus cruellement d’ailleurs pour les trois-quarts des éducateurs qui se sentent amputés parce que leur disciple leur "manque"(au sens corse du terme)en s'échappant ?... Il existe quelque chose de très important là dedans pour ta pensée.

E. MORIN
Oui, bien sûr.

J. ARDOINO
Tu ne le trouveras nullement ailleurs dans l’anthropologie alors que c’est le terrain anthropologique par excellence, le mystère auquel tu tiens et moi aussi.

E. MORIN
Oui, car, même si je prends le cheminement de la cosmologie, par exemple, elle nous conduit à cette origine inconcevable !... Cet inconcevable on peut l’appeler Big Bang... or en deçà du Big Bang, il y a des tas de problèmes. Qu’est ce que ce vide qui nous conduit vers le devenir d’un Univers inconnu ? Même si l’on a réussi à récupérer la matière manquante... on ne saura pas exactement où l’on va... on dira : oui, Ah bien, cela va vers le Big crunch plutôt que vers la dispersion ... Nous sommes conduits devant les mystères de la réalité comme le montrent aussi bien les travaux d’Espagnat, à savoir les mystères du réel... Nous sommes amenés aussi vers le mystère de la vie qui demeure, même si l’on détermine mieux les conditions de son origine, de sa naissance, qui constitue un mystère d’émergence type. Ce sont nos progrès de connaissance qui nous font apparaître ce mystère là. Ce n’est pas moi qui installe le mystère.

J. ARDOINO
Non, non, mais quand je dis c’est toi, oui si tu veux, c’est ta pensée et c’est une pensée que je partage largement d'ailleurs.

E. MORIN
Nous arrivons encore là aussi à un principe. Nous devons dépasser l’alternative entre la connaissance qui dissipe les mystères, et les mystères qui dissipent les connaissances. Si tu entres dans cette alternative tu n’en sors pas : la rationalisation tue le mystère et la mystique tue la connaissance rationnelle.

J. ARDOINO
Mais si tu veux, l’expérience fondamentale qui va le plus t’amener à cela, c’est justement l’éducation.

E. MORIN
Oui, oui, certainement.

J. ARDOINO
Deux points à préciser ! Le premier est le thème du métissage auquel nous sommes toi et moi très attachés. Or, l’éducation va probablement être, d’une certaine manière, le prototype du métissage. Cette idée est tout à fait intéressante parce que cela ne peut pas se faire par une pure transmission, comme on l’aurait voulu. C’est toujours à travers la réappropriation, si tu veux ce que j’ai appelé la “ trahison ”. Il y a trahison nécessaire dans la façon de se réapproprier l’enseignement et la formation d’autrui.
Le deuxième point est celui que tu soulignais à propos des sciences et du découpage : on voulait que ce soit la philosophie ou bien que ce soit l’anthropologie ou encore ceci ou cela etc... cela a induit une question sur laquelle il faudrait peut être revenir , à savoir, la place que tu entends donner au thème de la pureté et de l’impureté parce que l’anthropologie traditionnelle et surtout l’ethnologie sont hypothéquées, voire fascinées par le thème de la pureté. La science moderne l’est aussi en quelque sorte puisqu’elle s'abîme disciplinairement ; alors, si tu touches à tout ou si tu transcendes les horizons disciplinaires, d’une certaine manière, c’est impur et c’est pour cela que les sciences à pluriel sont des sciences réputées bâtardes.

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E . MORIN
Mais je pense que tout ceci peut très bien se comprendre à partir d’une critique de la purification. Ce qui est expérimental est toujours purificateur. Tu prends un corps, tu le soustrais aux facteurs incontrôlables et délétères de son environnement, tu le mets dans un environnement pur et contrôlé etc... Tu purifies toujours en isolant, tu isoles l’objet ou tu isoles la discipline, mais c’est l’équivalent intellectuel de la purification ethnique.
Pour en revenir à l’idée de métissage, tout naît dans une rencontre qui constitue une situation métisse, là aussi je crois qu’on a beaucoup d’exemples. Il arrive même qu'un regard naïf d'amateur, étranger à la discipline, voire même à toute discipline, résolve un problème dont la solution était invisible au sein de la discipline. Le regard naïf, qui ne connaît évidemment pas les obstacles que la théorie existante met à l'élaboration d'une nouvelle vision, peut, souvent à tort, mais parfois à raison, se permettre cette vision. Ainsi, Darwin, par exemple, était un amateur éclairé ; comme l'a écrit Lewis Munford "Darwin avait échappé à cette spécialisation unilatérale professionnelle qui est fatale à une pleine compréhension des phénomènes organiques. Pour ce nouveau rôle, l'amateurisme de la préparation de Darwin se révéla admirable. Bien qu'il fut à bord du Beagle en qualité de naturaliste, il n'avait aucune formation universitaire spécialisée. Même, en tant que biologiste, il n'avait pas la moindre éducation antérieure, sauf en tant que chercheur passionné d'animaux et collectionneur de coléoptères. Etant donné cette absence de fixation et d'inhibition scolaire, rien n'empêchait l'éveil de Darwin à chaque manifestation de l'environnement vivant". De même, le météorologiste Wegener, en regardant naïvement la carte de l'Atlantique sud avait remarqué que l'Ouest Afrique et le Brésil s'ajustaient l'un à l'autre. Relevant des similitudes de faune et de flore, fossiles et actuelles, de part et d'autre de l'Océan, il avait élaboré, en 1912, la théorie de la dérive des continents : celle-ci, longtemps refusée par les spécialistes, parce que "théoriquement impossible", undenkbar, a été admise cinquante ans plus tard notamment après la découverte de la tectonique des plaques. Marcel Proust disait : "un vrai voyage de découverte n'est pas de chercher de nouvelles terres, mais d'avoir un oeil nouveau". Jacques Labeyrie nous a suggéré le théorème suivant, que nous soumettons à vérification: "quand on ne trouve pas de solution dans une discipline, la solution vient d'en dehors de la discipline".
Si les cas de Darwin et de Wegener sont exceptionnels, on peut néanmoins dire très rapidement que l'histoire des sciences n'est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d'empiètements d'un problème d'une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides qui vont finir par s'autonomiser ; enfin c'est aussi l'histoire de la formation de complexes où différentes disciplines vont s'agréger ou s'agglutiner. Autrement dit, si l'histoire officielle de la science est celle de la disciplinarité, une autre histoire liée et inséparable, est celle des inter-trans-poly-disciplinarités.
La "révolution biologique" des années 50 est née d'empiètements, de contacts, de transferts entre disciplines aux marges de la physique, de la chimie, et de la biologie. Ce sont des physiciens comme Schrödinger qui ont projeté sur l'organisme biologique les problèmes de l'organisation physique. Puis des chercheurs marginaux ont essayé de déceler l'organisation du patrimoine génétique à partir des propriétés chimiques de l'ADN. On peut dire que la biologie moléculaire est née de concubinages "illégitimes". Elle n'avait aucun statut disciplinaire dans les années 50 et n'en a acquis un en France qu'après les prix Nobel de Monod, Jacob et Lwoff. Cette biologie moléculaire s'est alors autonomisée, puis elle a eu à son tour tendance à se clore, voire même à devenir impérialiste, mais ceci, comme dirait Kipling, est une autre histoire...
Certaines notions circulent et, souvent, traversent clandestinement les frontières sans être détectées par les "douaniers". Contrairement à l'idée, fort répandue, qu'une notion n'a de pertinence que dans le champ disciplinaire où elle est née, certaines notions migratrices fécondent un nouveau champ où elles vont s'enraciner, même au prix d'un contre-sens. B. Mandelbrot va même jusqu'à dire "qu'un des outils les plus puissants de la science, le seul universel, c'est le contresens manié par un chercheur de talent". De fait, une erreur par rapport à un système de références peut devenir une vérité dans un autre type de système. La notion d'information, issue de la pratique sociale, a pris un sens scientifique précis, nouveau, dans la théorie de Shannon, puis elle a migré dans la biologie pour s'inscrire dans le gène ; là elle s'est associée à la notion de code, issue du langage juridique, qui s'est biologisée dans la notion de code génétique. La biologie moléculaire oublie souvent que sans ces notions de patrimoine, code, information, message, d'origine anthropo-sociomorphe, l'organisation vivante serait inintelligible.
Plus importants sont les transports de schèmes cognitifs d'une discipline à l'autre : ainsi Claude Lévi-Strauss n'aurait pas pu élaborer son anthropologie structurale s'il n'avait eu de fréquentes rencontres à New York, dans des bistros semble t-il, avec R. Jakobson qui avait déjà élaboré la linguistique structurale; de plus Jakobson et Lévi-Strauss ne se seraient pas rencontrés s'ils n'avaient pas été l'un et l'autre réfugiés d'Europe, l'un ayant fui quelques décennies auparavant la révolution russe, l'autre quitté la France occupée par les nazis. Innombrables sont les migrations d'idées, de conceptions, les symbioses et transformations théoriques dues aux migrations de scientifiques chassés des Universités nazies ou staliniennes. C'est la preuve même qu'un puissant antidote à la clôture et à l'immobilisme des disciplines vient des grandes secousses sismiques de l'Histoire (dont celles d'une guerre mondiale), des bouleversements et tourbillons sociaux qui au hasard suscitent des rencontres et des échanges, lesquels permettent à une discipline de diasporer une semence d'où naîtra une nouvelle discipline.

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Certaines conceptions scientifiques maintiennent leur vitalité parce qu'elles se refusent à la clôture disciplinaire. Ainsi en est-il de l'histoire de l'École des Annales qui est maintenant extrêmement honorée après avoir occupé un site marginal dans l'Université. L'histoire des Annales s'est constituée dans et par le décloisonnement : elle a opéré une pénétration profonde de la perspective économique et sociologique dans l'histoire ; puis une seconde génération d'historiens y a fait pénétrer profondément la perspective anthropologique, comme en témoignent les travaux de Duby et Le Goff sur le Moyen-Age. L'histoire ainsi fécondée ne peut plus être considérée comme une discipline stricto sensu , c'est une science historique multifocalisée, polydimensionnelle, où les dimensions des autres sciences humaines se trouvent présentes, et où la perspective globale, loin d'être chassée par la multiplicité des perspectives particulières, est requise par celles-ci.
Certains processus de complexification de champs de recherche disciplinaire font appel à des disciplines très diverses en même temps qu'à la polycompétence du chercheur : un des cas les plus éclatants est celui de la préhistoire, dont l'objet, à partir des découvertes de Leakey en Afrique australe (1959), a été l'hominisation, processus, non seulement anatomique et technique, mais aussi écologique (le remplacement de la forêt par la savane), génétique, éthologique, (concernant le comportement), psychologique, sociologique, mythologique (traces de ce qui peut constituer un culte des morts et des croyances en un au-delà). Dans la lignée des travaux de Washburn et de De Vore, le préhistorien d'aujourd'hui (qui se consacre à l'hominisation) se réfère d'une part à l'éthologie des primates supérieurs pour essayer de concevoir comment a pu se faire le passage d'une société primatique avancée aux sociétés hominiennes, et d'autre part à l'ethnologie des sociétés archaïques, point d'arrivée de ce processus. La préhistoire fait de plus en plus appel à des techniques très diverses notamment pour la datation des ossements et des outils, l'analyse du climat, de la faune et de la flore, etc.... En associant ces diverses disciplines à sa recherche, le préhistorien devient polycompétent, et quand Coppens, par exemple, dresse le bilan de son travail, il en résulte un ouvrage qui traite des multiples dimensions de l'aventure humaine. La préhistoire est aujourd'hui une science poly-compétente et poly-disciplinaire. Cet exemple montre que c'est la constitution d'un objet et d'un projet à la fois interdisciplinaire, polydisciplinaire et transdisciplinaire qui permet de créer l'échange, la coopération, la polycompétence.
De même, la science écologique s'est constituée sur un objet et un projet poly et interdisciplinaire à partir du moment où non seulement le concept de niche écologique mais celui d'écosystème (union d'un biotope et d'une biocénose), a été créé (Tansley 1935), c'est à dire à partir du moment où un concept organisateur de caractère systémique a permis d'articuler les connaissances les plus diverses (géographiques, géologiques, bactériologiques, zoologiques et botaniques). La science écologique a pu non seulement utiliser les services de différentes disciplines, mais aussi créer des scientifiques polycompétents ayant de plus la compétence des problèmes fondamentaux de ce type d'organisation.
L'exemple de l'hominisation et celui de l'éco-système montrent que, dans l'histoire des sciences, il y a des ruptures de clôtures disciplinaires, des dépassements ou des transformations de disciplines par la constitution d'un nouveau schéma cognitif, ce que Hanson appelait la rétroduction . L'exemple de la biologie moléculaire montre que ces dépassements et transformations peuvent s'effectuer par l'invention d'hypothèses explicatives nouvelles, ce que Peirce appelait l'abduction. La conjonction des nouvelles hypothèses et du nouveau schéma cognitif permet des articulations, organisatrices ou structurelles, entre des disciplines séparées et permet de concevoir l'unité de ce qui était alors disjoint.
Ainsi en est-il du cosmos, qui avait été chassé des disciplines parcellaires, et revient triomphalement avec le développement de l'astrophysique, depuis les observations de Hubble sur la dispersion des galaxies en 1930, la découverte du rayonnement isotrope en 1965, et l'intégration des connaissances microphysiques de laboratoire pour concevoir la formation de la matière et la vie des astres. Dès lors l'astrophysique n'est plus seulement une science née d'une union de plus en plus forte entre physique, macro-physique et astronomie d'observation ; c'est aussi une science qui a fait émerger d'elle-même un schème cognitif cosmologique : celui-ci permet de relier entre elles des connaissances disciplinaires très diverses pour considérer notre univers et son histoire, et du coup introduit dans la science (en renouvelant l'intérêt philosophique de ce problème-clé) ce qui semblait jusque là relever seulement de la spéculation philosophique.
Il y a enfin des cas d'hybridation extrêmement féconds : peut-être un des moments les plus importants dans l'histoire scientifique tient-il dans les rencontres qui se sont opérées d'abord en pleine guerre dans les années 40, et puis dans les années 50, entre ingénieurs et mathématiciens ; elles ont fait confluer les travaux mathématiques inaugurés par Church et Turing, et les recherches techniques pour créer des machines auto-gouvernées, lesquelles ont conduit à la formation de ce que Wiener a appelé la cybernétique, intégrant la théorie de l'information conçue par Shannon et Weaver, dans le cadre de la compagnie Bell des téléphones. Un véritable noeud gordien de connaissances formelles et de connaissances pratiques s'est alors formé dans les marges entre les sciences et dans les marges entre science et ingénierie. Ce corps d'idées et de connaissances nouvelles s'est développé pour créer le règne nouveau de l'informatique et de l'intelligence artificielle. Son rayonnement s'est diffusé sur toutes sciences, naturelles et sociales. Von Neuman et Wiener sont des exemples typiques de la fécondité d'esprits polycompétents dont les aptitudes peuvent s'appliquer à des pratiques diverses et à la théorie fondamentale.
Ces quelques exemples, hâtifs, fragmentaires, hachés, dispersés, veulent insister sur l'étonnante variété des circonstances qui font progresser les sciences en brisant l'isolement des disciplines, soit par la circulation des concepts ou des schèmes cognitifs, soit par des empiétements et des interférences, soit par des complexifications de disciplines en champs polycompétents, soit par l'émergence de nouveaux schèmes cognitifs et de nouvelles hypothèses explicatives, soit enfin par la constitution de conceptions organisatrices qui permettent d'articuler les domaines disciplinaires dans un système théorique commun.
On peut donc dire que tout ce qui est créateur se fait par un métissage, par de la bâtardise, par des immigrations clandestines de concepts. Les concepts, les “ immigrants clandestins ” sont innombrables ; je n’entends pas seulement voyage au sens premier de déplacement (par exemple, le concept d’information qui est allé en physique, puis en biologie et est revenu dans les médias), mais aussi dans d’autres sens plus métisses (par exemple, le concept d’énergie qui a inclus le concept humain du travail). Ce qu’on ignore, ce sont ces migrations clandestines de concepts. Souvent, finalement, ils s’importent à l’aide de “ faux sens ” qui, en réalité, sont des sens nouveaux. Je crois que là aussi, il ne s’agit pas seulement du problème de la pureté mais du problème de la rigueur que l’on a confondue avec la rigidité. La rigueur est quand même quelque chose d’important, n’est ce pas ? C’est essayer de vérifier, d’argumenter de manière correcte. Seulement on a trop souvent appelé rigueur, tout ce qui élimine ce qui dans la réalité est évidemment flou, ce qui dans la réalité est mixte, ce qui dans la réalité est polysubstantiel. Alors, sous le masque de rigueur, on implante la rigidité et donc la sclérose.

C. PEYRON BONJAN
J’aurais une question par rapport à ceci. Pour l’enseignement et en vue d’un développement de l’esprit des enfants, lycéens, étudiants, vaudrait-il mieux pour les programmes suivre les concepts migratoires, ou vaudrait-il mieux partir de la logique inclusive entendue comme “ bio-anthropo-socio-cosmo ” pour centrer petit à petit les logiques disciplinaires les plus fines, ou encore faudrait-il opérer un va et vient permanent entre ces deux approches ?

J. ARDOINO
Et en même temps avec les concepts migratoires et pourquoi pas "nomades", tu as une position anti-universaliste par rapport au “ transconceptuel ” qui a été soutenu par ailleurs, par exemple par G.G.Granger .Je trouve que l’idée de ” concepts migratoires ” est beaucoup plus utile, beaucoup plus précieuse, parce que finalement la notion de concept transdisciplinaire aboutissait à quelque chose de très traditionnel qui était justement le modèle de l’enseignement classique : on revenait à l'Unité, à l’Universel, c’était le primat de l’Universel alors qu’avec le “ migratoire ”, tu vas retrouver le particulier.

E. MORIN
Moi, je crois que le mot ” transdisciplinaire ”, c’est un mot qui vient en second chronologiquement. On ne peut pas être transdisciplinaire sans avoir au préalable une conception de l’organisation qui permette à ce moment là de traverser les disciplines ; par exemple en écologie, c’est à partir du moment où il y a eu la notion d’ ”éco-système ” que l’on a pu faire appel aux différentes disciplines, botanie, zoologie, etc...
Autrement dit, il se crée une science polydisciplinaire en écologie comme dans les sciences de la terre. Il y a eu des penseurs qui étaient transdisciplinaires en raison leur propre pensée comme Marx ou comme Freud, penseurs dont les concepts traversaient les disciplines les disciplines psychologiques, historiques, économiques, sociologiques. Donc à mon avis, la transdisciplinarité est un cadeau qui advient, qui s’accomplit ; on ne saurait brandir le drapeau “ transdisciplinaire ” sans avoir au préalable une pensée organisatrice.

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J.ARDOINO
La transdisciplinarité nécessite aussi le polyglottisme.

E. MORIN
Oui, mais l’on reste dans l’“ interdisciplinaire ”. A mon avis, je crois qu’actuellement des malentendus se créent sur ce mot là, parce que l’on croit que la “ transdiscipline ” peut se faire comme, disons, un prolongement ou une amélioration de l’ ”interdiscipline ” alors qu’on ne peut entrer en pensée “ transdisciplinaire ” sans avoir la pensée organisatrice préalable.

J. ARDOINO
Alors que le migratoire permet justement le polyglottisme, c’est à dire qu’en migrant l'unicité de sens ne peut absolument pas être conservée.

E. MORIN
Seulement ce qui demeure toujours le risque, c’est qu’il y ait une refermeture ; par exemple, une fois que naît de façon bâtarde cette biologie moléculaire moderne, elle se referme sur elle-même. Ce cas est très illustratif puisqu’en réalité ce qu’a démontré la biologie moléculaire de magistrale façon c’est qu’il n’y avait pas de substance vivante différente des substances physico-chimiques antérieures ; donc elle a détruit le mythe vitaliste d’une substance vivante. Alors, les réductionnistes ont immédiatement triomphé, mais ils ont triomphé en oubliant le fait que c’était l’organisation vivante qui était différente par sa complexité des autres organisations même macro-moléculaires. En fait, comme ils ont mis entre parenthèses le problème de cette organisation là, ils ont extrêmement limité l’apport de la révolution biologique.
Ce qui m’a frappé dans les idées d’ ”auto-organisation ”de la fin des années cinquante, aussi bien chez Von Neumann, chez Von Foerster, idées reprises après par Atlan, c’est qu’ elles ont été refoulées et marginalisées. L’année dernière seulement un chercheur du Santa Fe Institute a publié un livre : “ la nouvelle conception, l’auto-organisation ” trente ans après...Cela démontre combien la refermeture des disciplines évite les problèmes et empêche de progresser.
Seulement maintenant, on progresse par ruptures progressives de chaînes de pensée. Reprenons par exemple les débuts de la génétique, débuts toujours très simples : d’un gène, d’une protéine, de notions absolument compartimentées, on en vient à une combinaison de gènes (provoquant tel trait ou bien une combinaison de gènes provoquant plusieurs traits), puis on parvient à comprendre que l’ensemble génétique constitue un système très mobile et enfin, petit à petit, on dépasse toutes ces idées afin d’intégrer l’ensemble génétique dans l’ensemble vivant que serait la cellule ou l’organisme. Provoquer une révolution de pensée à ce propos est absolument vital, pas seulement pour l’éducation mais aussi afin d’ accélérer le progrès des sciences.

J. ARDOINO
Oui, mais alors à ce moment là, l’éducation est trop marquée par ces usages premiers, par exemple celui de l’enfance, celui de la famille, tous deux comme apprentissages effectifs de la vie. Seule l’éducation tout au long de l’existence long life education aurait pour visée de permettre une pensée non traditionnelle, non cloisonnée, non rigide...enfin une pensée complexifiante.

E. MORIN
Afin de répondre à la question de C.Peyron-Bonjan, je crois que c’est un va et vient parce qu’il faut partir des interrogations et puis en développant les interrogations montrer les liaisons afin que se dégagent les missions des enseignants...

C. PEYRON. BONJAN
J’aurais une autre question à propos de la visualisation de la pensée complexe. Est-ce que les élèves qui sont formés en “ visuel imaginaire mathématique ” n’auraient pas de plus grandes possibilités d’entrer dans cette visualisation de l’imaginaire complexe que les autres ? J’entends par mathématique par exemple, la symbolique de l’infini, qu’on la découvre dans Spinoza à l’aide du concept de “ substance infinie ”, ou dans les textes de Pascal sur les deux infinis ou encore dans La Monadologie de Leibnitz ; cette visualisation imaginaire ne permet-elle pas de mieux entendre les principes de la pensée complexe ? Serait-ce une possibilité à travailler pour l’école ? Pourriez vous le confirmer?

E. MORIN
Vous savez, je crois qu’il y a plusieurs visualisations imaginaires ou marques d’empreintes fortes parce que tout ce qui est la tradition, d’Héraclite à Hegel est en ce sens là. Qu’est ce que cela nous apporte ? La tradition unit les contradictions, les affronte ensemble, n’est ce pas ? Et ceci dans la droite ligne, d’Héraclite, de Pascal ou d’Hegel.

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J. ARDOINO
Mais il y a plusieurs traditions puisqu’il y a aussi Leibnitz. Ce qui est important, finalement : on ne reçoit fortement la marque que de ce que l’on attendait déjà. Il y a bien des sortes de prédispositions. Dans toute culture, il y a ceux qui sont bien intégrés pour lesquels il n’y a pas eu de problèmes, il y a ceux qui sont assez insatisfaits et qui pensent qu’il n’y a pas d’autre issue que de répéter l'établi, il y a ceux qui ne sont pas du tout satisfaits mais qui se méfient des risques s'ils manifestent leur déviance, puis il y a ceux qui sont franchement déviants...

E . MORIN
Il est évident qu’une telle modification viendra des gens qui sont déviants et parfois des "déviants camouflés " ou des "alignés insatisfaits". Ceux-ci trouvent dans ce type de pensée ce qu’ils avaient déjà en eux d’une façon inconsciente : “ tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais virtuellement trouvé... “ Les gens que la pensée complexe intéresse étaient déjà mal à l’aise, dans ce qu’on leur enseignait, dans ce qu’ils avaient appris. Finalement, ceux qui seront disponibles pour les premières expériences pilotes sont ceux qui ressentent ce besoin, cet appel, cette compréhension, on ne leur redemandera leur carte d’identité intellectuelle qu’après ...
Si vous voulez enfin, je crois qu’il existe certaines formes, certaines empreintes de pensée comme celles de Pascal ou de Spinoza ou de Marx ; ces hommes, à moins qu’il n’y ait eu l’influence formidable d’un enseignant, avaient déjà eux-mêmes des affinités avec cette sorte de vision mentale.

J. ARDOINO
Ce qu’ils ont en eux, le fait de l’avoir ou de ne pas l’avoir en eux, n’est pas forcément le seul critère. Il faut encore qu’ils s’autorisent à en faire quelque chose. Et précisément, ceux qui s’autorisent, ce sont les transgressifs, les marginaux. Et là encore, on va retrouver cette présence tout à fait fondamentale de l’éducation parce que l’éducation est contradictoirement "entrée dans la loi" et apprentissage de ce qui est, mais en même temps l’éducation est "éducation à la transgression" car sinon il n’y aurait aucun progrès.

E. MORIN
Oui, elle suppose toujours cette transgression qu’elle veut éliminer . Dans le fond, notre culture crée les possibilités de transgression qu’ensuite elle étouffe, mais c’est elle même qui les crée.

J. ARDOINO
Exactement.

E. MORIN
Nous sommes dans cette situation. J’ajouterais que c’est même typique de la culture Française, cette sorte de vitalité intellectuelle particulière, ne serait ce peut-être que par le climat cosmopolite de Paris, les antécédents de Montaigne, les antagonismes intellectuels ou idéologiques toujours renouvelés, enfin, par une multiplicité d’autres facteurs, peu importe. La culture Française permet des conditions de créativité intellectuelle et dès que celles-ci apparaissent, elle fait tout pour les étouffer, cela est le paradoxe dans lequel nous vivons.
Un autre aspect très important dans ce domaine de l’éducation comme dans tous les rapports humains et qu’il ne faudrait pas oublier est l’intimidation : on n’ose pas dire telle idée qui va aussitôt être ridiculisée ou va vous faire dénoncer comme quelqu’un qui ne pense pas bien. L’intimidation joue partout où il y a une vulgate, une idée dominante. On n’ose rien dire. Alors il est évident que là aussi, si une brèche à l’intimidation advenait par simple résistance, aussitôt l’intimidation s’affaiblirait. Dans le tome IV de La Méthode , Les idées , j’avais indiqué deux choses d’importance : l’imprinting et la normalisation. L’imprinting est entendue comme “ empreinte forte ” (qui peut être plus ou moins forte sur les individus mais qui fait que ceux ci sont marqués et qu’ils ne pourront plus sortir des stuctures de pensée imprimées), et la normalisation est le processus qui élimine ceux qui ne sont pas dans la norme etc... Avec les deux, le conformisme règne . Enfin, comme tu l’as dit très justement, si cela était absolument vrai, il n’y aurait eu aucun changement, aucune transformation. Or, dans notre culture on se rend compte que ceci est vrai mais en même temps que cela ne tient pas, parce qu’il y a de la multiplicité, parce qu’il y a la conflictualité etc... Selon moi, dès qu’on ne se laisse pas intimider par l’intimidation, on remporte une victoire assez importante.

J. ARDOINO
En revenant à l’exemple de la visualisation pris par C.Peyron-Bonjan, j’ai cru déceler (et je voudrais savoir ce que tu en penses à ton tour) parmi nos interlocuteurs habituels qu’il y a vraiment un clivage qui n’est en rien artificiel entre des intelligences que j’appellerais “ spatialisantes ”, c’est à dire qui privilégient des modèles de spatialisation comme le font, par exemple des urbanistes, des architectes, mais pas seulement eux... des architectes de l’esprit aussi à travers l’étendue, et puis ceux qui ont avant tout une intelligence temporelle. C’est vraiment antagoniste !
Je crois que tu as justement toi même une forme d’intelligence plus temporelle que spatialisante. Mais indépendamment de nous cela correspond à un clivage parmi les penseurs. Des réifications résultent même de ce clivage.

E.MORIN
Tu emploies les mots justes. C’était tout le message du livre de Gabel La fausse conscience , livre qui s’appuyait en les unissant, d’un côté sur le marxiste Lukacs et de l’autre côté sur la philosophie de Minkowski. Pour Gabel, la spatialisation conduisait à la réification. C'était assez juste car le temps est toujours un transformateur pour le pire ou pour le meilleur alors que le spatial lui tend à figer. Et même la théorie de Minkowski considérait la schizophrénie comme une sorte de spatialisation, mieux une incapacité de reconnaître le temps avec toutes ses transformations ; il couplait cette théorie à l’idée de réification de Lukacs.

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J.ARDOINO
Mais, comme on n’est pas tellement nombreux à connaître Gabel....

E. MORIN
C’est une pensée qui m’a beaucoup impressionné ; d’ailleurs, je l’ai même éditée dans la collection “ Arguments ”, publiée au début des années 60. Le problème majeur demeure la peur du temps, ce qui nous entraîne toujours dans le fond à réifier, à spatialiser. C’est aussi un trait d’esprit marqué dans la culture, disons, scientifique traditionnelle. Cette culture a été fondée sur l’idée que toutes les lois physiques sont réversibles; il n’y a donc pas de temps irréversible.

J. ARDOINO
D’ailleurs, on retrouve ce clivage dans le cadre de l'anthropologie. Ceux qui pensent en termes de civilisation plutôt qu’en termes de culture sont des spatialisants ; car, la notion de civilisation est une notion spatialisante, encore qu’on puisse dire qu’elle se transforme... car elle est au moins dans l’étendue cartésienne.

E. MORIN
Mais on peut dire que toute l’ambition, disons de la science classique, est ou bien d’éliminer le temps, ou bien d’en faire enfin quelque chose d’accidentel, d'événementiel comme dans Lévi-Strauss.

J. ARDOINO
C’est la diachronie.

E. MORIN
L’ambition de la science historique du premier demi-siècle fut de normaliser, de faire des lois de l’histoire à l’aide d’un processus déterministe irréversible ; car, lorsque tu fais du temps quelque chose qui est prévu , tu le penses mécaniquement, tu le spatialises. Tu spatialises le temps ; or, il est certain que l’affrontement du temps, l’affrontement de l’imprévu est fondamental. La spatialisation devient alors un trait de culture même de la modernité occidentale lié lui-même à cette façon très largement répandue de penser les sciences et les objets de recherche.
Là est la différence avec la pensée chinoise issue non seulement du Yi King et du Tao Ti King : ce sont les combinaisons qui sont importantes, toutes sortes de combinaisons, à la limite les “ objets en soi ” n’existent pas et finalement c’est le système que nous devrons chercher, un peu comme dans la psychothérapie systémique. Quel est le grand progrès de la psychothérapie systémique ? Il n’y a pas un malade, plus un autre malade, c’est un groupe donné qui est psychiquement malade et , dans ce groupe, tel individu ou tel autre va fixer la maladie du groupe. Du même coup, cela permet un progrès conséquent par rapport à l’individualisme de la psychologie y compris chez Freud ; cela montre qu’on n’est pas seul, surtout dans une famille. Mais cela finit par dissoudre les individus, alors qu’à mon avis il faut demeurer dans la dualité individu/groupe comme dans celle des ondes-corpuscules...
Il y a une réalité continue qui est la famille ou le groupe ; cependant, les individus existent quand même aussi, et si j’ai pris cet exemple du type de pensée combinatoire, c’est pour montrer qu’il peut aussi y avoir dilution, dilution par et dans la combinaison. Là où il n’y a plus d’objets, il n’y a plus que la combinatoire, les fameux bâtonnets du Yi King que tu jettes etc... et qui ne sont même pas des objets , qui ne sont plus que des signes.
Alors, je crois qu’il faut considérer les deux aspects et c’est pour cela que j’accorde une extrême importance aux principes de l’autonomie/dépendance. Mais c’est difficile car dès que l’on tente d’exprimer que l’autonomie d’un individu vivant est liée à sa dépendance due à son environnement (pas seulement dépendance énergétique mais aussi dépendance organisationnelle), non seulement on ne peut plus penser l’individu comme isolé, mais on doit associer deux notions antagonistes.

J. ARDOINO
Par là, on approche l’inconvénient majeur des écrits de Varela dans lesquels il y aurait une inflation de l’“ auto ”.

E. MORIN
On ne trouve pas dans ses textes de sens dialogique ; or, l’environnement est en nous en même temps que nous sommes dans l’environnement. Une fois que l’on approche ce type de pensée, c’est facile, mais tant que l’on n’a pas entendu ce raisonnement (l’environnement est en nous et nous sommes simultanément dans l’environnement), la réification est proche...

C. PEYRON. BONJAN
Mais pour quelles raisons garder le vocable “ auto ” pour la formulation ? Ne risque-t-on pas de figer le processus de pensée ?

E. MORIN
Par exemple, lorsque je considère l’individu, je dis : c’est “ l’auto-éco-organisation ”. Mais, si je considère l’écologie, je dis : c’est de “ l’éco-auto-organisation ”. Voilà ce qui me permet de ne pas figer le processus. Le paradigme incompressible de la vie est encore plus ample : pour ce faire, il faut de “ l’auto, géno, phéno, ego et aussi éventuellement de la socio-éco-ré-organisation ”. Avec cette formule assez compliquée, que montre-t-on ? En premier, on montre que si l’on n’a pas un de ces éléments ( sauf socio qui n’est pas absolument indispensable), on n’a aucune possibilité d’organisation vivante complexe (ou sociale) .Mais, si je m’intéresse à “ l’éco-système ”, je vais commencer par “ éco-auto ” etc... De toutes façons, aucun des termes n’est premier, puisque c’est une boucle auto-générative.

J. ARDOINO
Je ne sais pas si tu es d’accord : “ l’auto ” renvoie à “ l’endo ”, mieux, cela représente ce que les philosophes antiques appelaient la “ conscience ”. Sauf si j’imagine comme J. De Rosnay une sorte de personnalité supérieure..., la seule origine de la conscience que j’ai, c’est bien effectivement “ l’autre ”, “ autre ” qui culmine dans l’ego selon moi. Cependant, l’ ego n’est qu’un moment !...

FIN du deuxième entretien.
   


Lire le Premier Entretien - Février 1995 ...

Lire le Troisième Entretien - Mai 1996 ...

Lire le Quatrième Entretien - 20 Juillet 1997 ...

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