LA RENCONTRE
Chercheur au Laboratoire de recherches G.R.A.S.C.E dirigé par le Professeur
J.L. LE MOIGNE dans l’atelier Sciences de la conception -Université Aix
Marseille III-, j’ai écouté de nombreuses conférences du Directeur de
recherches émérite au C.N.R.S, E. MORIN à propos de l’épistémologie
complexe.
A l’occasion d’une de ses conférences, j’ai eu l’opportunité d’obtenir de sa part un rendez
vous dans son Centre de recherches à Paris, le C.E.T.S.A.H. afin de discuter de mes propres
travaux. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le peu d’attention prêtée “ aux
cerveaux de réputation internationale” par l’Etat français lorsque je visitais le nombre de
mètres carrés et le style de local aménagé pour ces grands esprits : 2,5 m2 ; une légère
cloison en bois et un bureau appartenant plutôt à la catégorie des “ meubles prioritaires de
la guerre ” qu’à celle des aménagements de style de tout secrétaire de quelque entreprise
publique ou privée.
L’accueil chaleureux, respectueux et bienveillant de ce chercheur au plus haut
niveau scientifique, auprès d’un simple chercheur “ en quête de
reconnaissance ” tout comme sa discussion d’égal à égal demeureront à jamais
dans mon esprit comme un guide permanent pour la formation de tout étudiant
“ en herbe ”.
Cette discussion de plus d’une heure allait infléchir l’option de mes travaux de recherches.
Etant alors plutôt impliquée dans des thèmes de l’ordre du politique et de l’éducation, je
recentrais cette recherche sur le processus de pensée, voire de cognition de tout apprenant
ou de tout chercheur (du “ Thésard ” à l’auteur confirmé). J’écrivais donc ma note de
synthèse d’habilitation à diriger des recherches en ce sens et la soutenais à l’Université de
Paris VIII en 1994 sous la direction du Professeur J.ARDOINO.
Il est encore utile de souligner l’amabilité de ce grand homme qui accepta malgré son
emploi du temps “démentiel ” d’assister à cette soutenance. Je ne saurais jamais comment
l’en remercier car l’attention prêtée aux femmes dans l’institution universitaire demeure
encore trop souvent marginale.
LES DISCUSSIONS
Après cette soutenance, nous prîmes l’habitude durant quatre années de 1996 à
2000 de nous rencontrer régulièrement avec le Professeur J.ARDOINO afin de
discuter à propos de l’éducation. Ces entretiens seront publiés dans la revue de
l’Université de Paris VIII Pratiques de formation (Analyses) sous le titre
“Pensée de la Réforme, Réforme de la pensée” en février 2000.
On lira dans cet écrit toute la réflexivité d’E.MORIN sur son processus d’éducation ainsi que
l’explicitation des interrogations problématiques concernant les concepts clefs de la pensée
complexe, à savoir la dialogie, la récursivité, l’hologrammie...
La richesse essentielle de son oeuvre , même si cela n’y est inscrit qu’en filigrane, c’est sa
manière magistrale de s’approprier simultanément de nombreuses pensées philosophiques et
scientifiques, de les “ digérer ” et d’en extraire un processus de pensée personnel. Processus
jamais figé car toujours rebondissant et méta-théorisé dans une spirale compréhensive
indéfinie.
Ce que E. Morin nous enseigne dans sa manière de travailler c’est ce que HUSSERL nous
recommandait, à savoir “ la vivance de la pensée n’est pas dans les livres ”. Jamais aucun
auteur n’a pénétré aussi profondément la force des messages des philosophes qu’il convoque :
Héraclite, Pascal, Spinoza, Leibniz, Hegel, Bachelard...
Il nous a d’ailleurs communiqué lors de son discours à L’UNESCO le maître mot de sa
manière de vivre et de réfléchir : la “ régénération permanente ”. Or, lorsqu’il lit et cite
Héraclite, il sait que le message le plus important de ce pré-socratique est le renversement
ironique et perpétuel de l’un dans son opposé que HEGEL rappellera à ses étudiants comme
“ renversement dialectique ”.
Lorqu’il cite PASCAL, il n’oubliera jamais que le message de cet auteur est une mise en scène
en même temps cosmique et mystique. Et lorsqu’il se dira Bachelardien, c’est en poursuivant
le projet non abouti de cet épistémologue, à savoir sortir définitivement des tranchées séparées
des couples de la métaphysique classique (sujet-objet ; être- apparence ; réél-imaginaire etc...)
afin de penser autrement, d’où le projet et l’écriture de “La Méthode ”.
Le coeur de sa pensée complexe est la dialogie ; or toute dialogie est une aporie vivante,
indicible et inexplicable où tout système est et demeure en même temps anti système, où la
computation n’est pas jonction connexion, comme dans la langue des ordinateurs, mais fusiontension
car, si je segmente et tente d’expliquer les contraires dans leur seule opposition, je ne
suis plus penseur complexe et je raisonne alors en logique disjonctive. Si pour lire la
récursivité, je m’en tiens à la cybernétique, je n’entends pas la boucle spiralaire et indéfinie qui
la dépasse de tous côtés.
Si pour entendre l’hologramme , j’explicite le texte des deux infinis de Pascal en allant de
l’infiniment grand à l’infiniment petit, et inversement, je perds les fondamentaux du principe
hologrammatique complexe puisque je pose les deux infinis comme bornes séparées.... Or,
Pascal indique très précisément ce point de “ fusion-tension ” comme “ abstrait ” et
difficilement perceptible dans l’expression “ entre les deux infinis ”.
Et si enfin, pour entendre la dialectique, je n’en sors pas en imaginant à chaque niveau de la
boucle récursive le point unitaire de résolution méta théorique comme une dyade déjà
oppositive, je n’entends pas le mode de lecture morinien de la dialectique hégélienne... Cette
manière de s’approprier Hegel renverse sans cesse l’identique singulier dans le non identique
duel et est sous tendue par la mouvance et l’incertitude, principes clés du paradigme
héraclitéen.
Grâce au temps qu’il a eu la bienveillance de me consacrer pour ces nombreuses discussions
philosophiques, épistémologiques et politiques, ma compréhension de son oeuvre sera toujours
plus approfondie.* Cependant, s’il fallait rappeler la richesse de son enseignement pour les
générations futures, ce serait cette formation à l’aptitude de la flexibilité et de l’ouverture
compréhensive pour tout événement et pour toute pensée. L’homme et sa vie en témoignent
d’ailleurs toujours.
* “ La pensée d’Edgar Morin réinterrogée pour un enseignement à visée cognitive complexe ”
in L’Année de la Recherche en sciences de l’éducation, Paris, Matrice, 2000
L’HOMME
HISTORIEN et GEOPOLITICIEN
Une autre des forces de cet auteur demeure la soif de comprendre l’histoire des peuples. Il a lu,
lit et relit encore tous les modes d’interprétation historique des événements passés marquants
de l’histoire de l’humanité. Cette sempiternelle étude donne à ce penseur une prescience
intuitive et compréhensive des événements actuels ou futurs. Il avait d’ailleurs envisagé, à un
moment donné, d’écrire pour les écoliers français cette perception globale. Ce livre nous
manque encore.
Selon moi, une des recherches absentes à propos de son oeuvre demeurerait l’analyse de tous
ses articles politiques répertoriés dans de nombreux journaux d’actualité, articles le plus
souvent anticipateurs des événements à venir : par exemple, l’écriture courageuse d’un texte
paru en juillet 1998 dans le quotidien “Le Monde” à propos du conflit israélo-palestinien.
Aucune formation sérieuse de géopolitique ne pourrait être accomplie sans l’étude de tous ses
textes d’analyste politique toujours ancrés dans la diachronie historique : par exemple, ses
commentaires sur la guerre du Kosovo inscrits dans l’histoire des Balkans...
Tous ses engagements existentiels et théoriques témoignent de sa quête incessante de la
compréhension de l’humain, quête visant toujours un avenir plus radieux pour notre planète.
Pour ces raisons, il demeure toujours pour nous tous un modèle.
EXEMPLE DE VIE
Touché dans sa prime enfance par la mort de sa mère, il en héritera les plus belles pages de son
livre préféré “L’homme et la mort ”. Interrompu dans ses études universitaires par la guerre, il
s’engagera dans son rôle de résistant dont il gardera le nom comme témoignage pour ces écrits
futurs. Fils reconnaissant, il écrira “ Vidal et les siens ”. Toujours avide de perception
compréhensive des comportements humains, il investira le champ de recherches sociologiques
du C.N.R.S. et dépoussiérera cette science humaine en quête de certitude épistémologique en
inventant la sociologie du présent : “Les stars ”, “La rumeur d’Orléans”, “Plozevet”... .
Perpétuel ambassadeur de la paix pour l’U.N.E.S.C.0., il ne comptera jamais son temps et sa
fatigue pour de nombreuses conférences dans le monde car “Terre Patrie” est son éternelle
visée.
En cette année 2001, il n’hésitera pas à l’enfermement nécessaire pour l’écriture de son
cinquième tome de “ La Méthode ” afin de nous livrer dans un style extraordinaire sa vision
synthétique : “ L’humanité de l’humanité ”.
Lui rendre hommage, c’est toujours le prendre comme modèle malgré l’adversité des
événements de toute vie et c’est aussi le regarder travailler toujours et encore dans l’humilité
nécessaire à la formation de tout chercheur.
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Christiane Peyron Bonjan, Docteur en histoire de la philosophie, est Professeur des Universités
à Aix-Marseille II, après l’avoir été à Lyon Lumière II. Elle s’est intéressée plus
particulièrement aux problématiques de l’éducation et de la politique. Directeur de recherches
en philosophie de l’éducation au Laboratoire C.I.R.A.D.E à l’Université d’Aix-Marseille I,
Directeur de recherches en philosophie politique au Laboratoire de Théorie Juridique à
l’Université d’Aix-Marseille III. Président de l’Institut supérieur de la communication.
Formateur des élus - C.E.D.E.L -.
A publié en 1994 chez l’Harmattan “ Pour l’art d’inventer en éducation ” Série Références,
Collection Education et Formation.
Ses recherches les plus récentes s’intéressent plus particulièrement au processus de conception
et de cognition en vue de la didactique de l’enseignement supérieur. Elle approfondit la
thématique “ épistémologie de la pensée complexe ” en collaboration avec Edgar Morin
(entretiens publiés par l’Université de Paris VIII et articles en particulier publiés dans
“L’Année de la recherche en sciences de l’éducation ” P.U.F 94, 96, 98, Matrice 2000.