Complexité

Hommage à Edgar MORIN, UNESCO Juillet 2001

LA RENCONTRE

Chercheur au Laboratoire de recherches G.R.A.S.C.E dirigé par le Professeur J.L. LE MOIGNE dans l’atelier Sciences de la conception -Université Aix Marseille III-, j’ai écouté de nombreuses conférences du Directeur de recherches émérite au C.N.R.S, E. MORIN à propos de l’épistémologie complexe.
A l’occasion d’une de ses conférences, j’ai eu l’opportunité d’obtenir de sa part un rendez vous dans son Centre de recherches à Paris, le C.E.T.S.A.H. afin de discuter de mes propres travaux. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le peu d’attention prêtée “ aux cerveaux de réputation internationale” par l’Etat français lorsque je visitais le nombre de mètres carrés et le style de local aménagé pour ces grands esprits : 2,5 m2 ; une légère
cloison en bois et un bureau appartenant plutôt à la catégorie des “ meubles prioritaires de la guerre ” qu’à celle des aménagements de style de tout secrétaire de quelque entreprise publique ou privée.
L’accueil chaleureux, respectueux et bienveillant de ce chercheur au plus haut niveau scientifique, auprès d’un simple chercheur “ en quête de reconnaissance ” tout comme sa discussion d’égal à égal demeureront à jamais
dans mon esprit comme un guide permanent pour la formation de tout étudiant “ en herbe ”.
Cette discussion de plus d’une heure allait infléchir l’option de mes travaux de recherches. Etant alors plutôt impliquée dans des thèmes de l’ordre du politique et de l’éducation, je recentrais cette recherche sur le processus de pensée, voire de cognition de tout apprenant ou de tout chercheur (du “ Thésard ” à l’auteur confirmé). J’écrivais donc ma note de synthèse d’habilitation à diriger des recherches en ce sens et la soutenais à l’Université de Paris VIII en 1994 sous la direction du Professeur J.ARDOINO.
Il est encore utile de souligner l’amabilité de ce grand homme qui accepta malgré son emploi du temps “démentiel ” d’assister à cette soutenance. Je ne saurais jamais comment l’en remercier car l’attention prêtée aux femmes dans l’institution universitaire demeure encore trop souvent marginale.

LES DISCUSSIONS

Après cette soutenance, nous prîmes l’habitude durant quatre années de 1996 à 2000 de nous rencontrer régulièrement avec le Professeur J.ARDOINO afin de discuter à propos de l’éducation. Ces entretiens seront publiés dans la revue de l’Université de Paris VIII Pratiques de formation (Analyses) sous le titre “Pensée de la Réforme, Réforme de la pensée” en février 2000.
On lira dans cet écrit toute la réflexivité d’E.MORIN sur son processus d’éducation ainsi que l’explicitation des interrogations problématiques concernant les concepts clefs de la pensée complexe, à savoir la dialogie, la récursivité, l’hologrammie...
La richesse essentielle de son oeuvre , même si cela n’y est inscrit qu’en filigrane, c’est sa manière magistrale de s’approprier simultanément de nombreuses pensées philosophiques et scientifiques, de les “ digérer ” et d’en extraire un processus de pensée personnel. Processus jamais figé car toujours rebondissant et méta-théorisé dans une spirale compréhensive indéfinie.
Ce que E. Morin nous enseigne dans sa manière de travailler c’est ce que HUSSERL nous recommandait, à savoir “ la vivance de la pensée n’est pas dans les livres ”. Jamais aucun auteur n’a pénétré aussi profondément la force des messages des philosophes qu’il convoque : Héraclite, Pascal, Spinoza, Leibniz, Hegel, Bachelard...
Il nous a d’ailleurs communiqué lors de son discours à L’UNESCO le maître mot de sa manière de vivre et de réfléchir : la “ régénération permanente ”. Or, lorsqu’il lit et cite Héraclite, il sait que le message le plus important de ce pré-socratique est le renversement ironique et perpétuel de l’un dans son opposé que HEGEL rappellera à ses étudiants comme “ renversement dialectique ”.
Lorqu’il cite PASCAL, il n’oubliera jamais que le message de cet auteur est une mise en scène en même temps cosmique et mystique. Et lorsqu’il se dira Bachelardien, c’est en poursuivant le projet non abouti de cet épistémologue, à savoir sortir définitivement des tranchées séparées des couples de la métaphysique classique (sujet-objet ; être- apparence ; réél-imaginaire etc...) afin de penser autrement, d’où le projet et l’écriture de “La Méthode ”.
Le coeur de sa pensée complexe est la dialogie ; or toute dialogie est une aporie vivante, indicible et inexplicable où tout système est et demeure en même temps anti système, où la computation n’est pas jonction connexion, comme dans la langue des ordinateurs, mais fusiontension car, si je segmente et tente d’expliquer les contraires dans leur seule opposition, je ne suis plus penseur complexe et je raisonne alors en logique disjonctive. Si pour lire la récursivité, je m’en tiens à la cybernétique, je n’entends pas la boucle spiralaire et indéfinie qui la dépasse de tous côtés.
Si pour entendre l’hologramme , j’explicite le texte des deux infinis de Pascal en allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et inversement, je perds les fondamentaux du principe hologrammatique complexe puisque je pose les deux infinis comme bornes séparées.... Or, Pascal indique très précisément ce point de “ fusion-tension ” comme “ abstrait ” et difficilement perceptible dans l’expression “ entre les deux infinis ”. Et si enfin, pour entendre la dialectique, je n’en sors pas en imaginant à chaque niveau de la boucle récursive le point unitaire de résolution méta théorique comme une dyade déjà oppositive, je n’entends pas le mode de lecture morinien de la dialectique hégélienne... Cette manière de s’approprier Hegel renverse sans cesse l’identique singulier dans le non identique duel et est sous tendue par la mouvance et l’incertitude, principes clés du paradigme héraclitéen.
Grâce au temps qu’il a eu la bienveillance de me consacrer pour ces nombreuses discussions philosophiques, épistémologiques et politiques, ma compréhension de son oeuvre sera toujours plus approfondie.* Cependant, s’il fallait rappeler la richesse de son enseignement pour les générations futures, ce serait cette formation à l’aptitude de la flexibilité et de l’ouverture compréhensive pour tout événement et pour toute pensée. L’homme et sa vie en témoignent d’ailleurs toujours.
* “ La pensée d’Edgar Morin réinterrogée pour un enseignement à visée cognitive complexe ” in L’Année de la Recherche en sciences de l’éducation, Paris, Matrice, 2000

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L’HOMME

HISTORIEN et GEOPOLITICIEN
Une autre des forces de cet auteur demeure la soif de comprendre l’histoire des peuples. Il a lu, lit et relit encore tous les modes d’interprétation historique des événements passés marquants de l’histoire de l’humanité. Cette sempiternelle étude donne à ce penseur une prescience intuitive et compréhensive des événements actuels ou futurs. Il avait d’ailleurs envisagé, à un moment donné, d’écrire pour les écoliers français cette perception globale. Ce livre nous manque encore.
Selon moi, une des recherches absentes à propos de son oeuvre demeurerait l’analyse de tous ses articles politiques répertoriés dans de nombreux journaux d’actualité, articles le plus souvent anticipateurs des événements à venir : par exemple, l’écriture courageuse d’un texte paru en juillet 1998 dans le quotidien “Le Monde” à propos du conflit israélo-palestinien.
Aucune formation sérieuse de géopolitique ne pourrait être accomplie sans l’étude de tous ses textes d’analyste politique toujours ancrés dans la diachronie historique : par exemple, ses commentaires sur la guerre du Kosovo inscrits dans l’histoire des Balkans...
Tous ses engagements existentiels et théoriques témoignent de sa quête incessante de la compréhension de l’humain, quête visant toujours un avenir plus radieux pour notre planète. Pour ces raisons, il demeure toujours pour nous tous un modèle.

EXEMPLE DE VIE

Touché dans sa prime enfance par la mort de sa mère, il en héritera les plus belles pages de son livre préféré “L’homme et la mort ”. Interrompu dans ses études universitaires par la guerre, il s’engagera dans son rôle de résistant dont il gardera le nom comme témoignage pour ces écrits futurs. Fils reconnaissant, il écrira “ Vidal et les siens ”. Toujours avide de perception compréhensive des comportements humains, il investira le champ de recherches sociologiques du C.N.R.S. et dépoussiérera cette science humaine en quête de certitude épistémologique en inventant la sociologie du présent : “Les stars ”, “La rumeur d’Orléans”, “Plozevet”... .
Perpétuel ambassadeur de la paix pour l’U.N.E.S.C.0., il ne comptera jamais son temps et sa fatigue pour de nombreuses conférences dans le monde car “Terre Patrie” est son éternelle visée.
En cette année 2001, il n’hésitera pas à l’enfermement nécessaire pour l’écriture de son cinquième tome de “ La Méthode ” afin de nous livrer dans un style extraordinaire sa vision synthétique : “ L’humanité de l’humanité ”.
Lui rendre hommage, c’est toujours le prendre comme modèle malgré l’adversité des événements de toute vie et c’est aussi le regarder travailler toujours et encore dans l’humilité nécessaire à la formation de tout chercheur.


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Christiane Peyron Bonjan, Docteur en histoire de la philosophie, est Professeur des Universités
à Aix-Marseille II, après l’avoir été à Lyon Lumière II. Elle s’est intéressée plus
particulièrement aux problématiques de l’éducation et de la politique. Directeur de recherches
en philosophie de l’éducation au Laboratoire C.I.R.A.D.E à l’Université d’Aix-Marseille I,
Directeur de recherches en philosophie politique au Laboratoire de Théorie Juridique à
l’Université d’Aix-Marseille III. Président de l’Institut supérieur de la communication.
Formateur des élus - C.E.D.E.L -.
A publié en 1994 chez l’Harmattan “ Pour l’art d’inventer en éducation ” Série Références,
Collection Education et Formation.
Ses recherches les plus récentes s’intéressent plus particulièrement au processus de conception
et de cognition en vue de la didactique de l’enseignement supérieur. Elle approfondit la
thématique “ épistémologie de la pensée complexe ” en collaboration avec Edgar Morin
(entretiens publiés par l’Université de Paris VIII et articles en particulier publiés dans
“L’Année de la recherche en sciences de l’éducation ” P.U.F 94, 96, 98, Matrice 2000.

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