Complexité

Pratiques Formation- Entretiens avec Edgar Morin

Quatrième Entretien - 20 Juillet 1997

E. MORIN - J. ARDOINO - C. PEYRON-BONJAN


J.ARDOINO
Comme point de départ de cet entretien, et comme tu es toi-même coutumier de parties d'itinéraires si tu veux en revenant sur tes propres démarches, il serait peut-être intéressant puisqu'on parle d'éducation de demander ce que toi, dans ton vécu, tu considères comme t'ayant formé ou encore ce qui a été formateur pour toi de ton point de vue et rétrospectivement en quelque sorte ?

E.MORIN
Alors, si je prends les années de lycée, malheureusement je n'ai pas eu de professeurs, de maîtres qui m'éveillent véritablement : ni le professeur de littérature ni celui d'histoire ni même en philosophie, mais à vrai dire je me suis formé quand même au lycée parce que dans les cours qui m'ennuyaient je lisais beaucoup caché derrière mes cahiers ou mon pupitre. Alors, que lisais-je ? Je lisais des romans. J'ai lu ainsi Balzac, Stendhal, Dickens, Tolstoï...enfin je lisais tout le temps. La lecture m'a été très formatrice ce qui m'a permis de détecter (quand on lit comme cela un petit peu au hasard des titres avant que l'on n'apprenne à sélectionner en consultant le manuel de littérature) on découvre finalement ses propres vérités à travers ces auteurs. Moi, je sais par exemple lorsque j'avais quatorze, quinze ans que c'était Anatole France qui était très important, auteur aujourd'hui bien oublié mais qui me découvrait le doute, le scepticisme comme une de mes vérités ; de là après, j'ai pu passer à Montaigne mais qui lui aussi m'est venu par cette voie naturelle et non pas par un maître. Le roman russe a joué un rôle fort important pour moi à propos de la conception de la vie, des rapports humains etc...Dans le fond, à travers le roman j'ai appris les problèmes des relations entre les personnes, des sentiments, la société, tout...Je crois que c'est cela qui a été formateur puisque je le répète aucun maître ne m'a incité, ne m'a indiqué la lecture qu'il fallait.
Alors, à l'Université, c'est un peu différent. J'attendais beaucoup et de la sociologie et de la philosophie. En sociologie, la première année à la Sorbonne, c'était le très respectable Maurice Halbwachs mais dont les cours étaient fort ennuyeux...tout le monde dormait car il avait une voix monocorde. En philosophie, il y avait Albert Bayet qui enseignait la morale et surtout la relativité de la morale à travers l'histoire, leçons de relativisme que j'étais prêt à accepter et puis ce n'est que sur le tard lorsque j'avais terminé mes études, j'étais résistant et j'allais à La Sorbonne aux cours de Bachelard par exemple, alors là c'était merveilleux et puis aussi à Toulouse, bien qu'il fut très rapidement "dégommé" de l'Université, mais il faisait des cours dans un premier étage de "bistrot", j'ai eu Vladimir Jankélévitch, des gens comme cela...
Mais les idées-clés me sont venues dans le fond des professeurs d'Histoire. La première idée-clé, c'est à partir du cours de Georges Lefèvre sur les origines de la Révolution Française où il démontrait que le départ de cette révolution est venue d'une réaction aristocratique qui évidemment voulant reconquérir des privilèges politiques que la Royauté absolue avait éliminés profite d'une conjoncture favorable pour demander la convocation des Etats Généraux et ce processus déclenche le fait que, contrairement à tous les précédents Etats Généraux, le Tiers Etat demande le vote par tête et non plus par ordre ce qui renversa tout. Autrement dit, l'idée que l'on déclenche le contraire de ce qu'on a voulu, c'est une idée qui est devenue...

J.ARDOINO
L'effet inattendu.

E.MORIN
L'effet inattendu, pervers...

J.ARDOINO
...qui est devenu "pervers" chez Boudon.

E.MORIN
...qui est devenu pervers chez Boudon et que j'ai théorisé sous le nom de l'"écologie de l'action". Dès le début d'une action, celle-ci tend à échapper à la volonté de ses auteurs ou acteurs pour entrer dans un jeu d'inter et rétroactions propres au milieu où elle intervient notamment le milieu social ...

J.ARDOINO
...mais normal et non "pervers".

E.MORIN
...et à ce moment là peut non seulement dévier de son chemin mais se retourner contre son auteur. Je dirais même que la règle, c'est que l'action échappe à son auteur.

J.ARDOINO
Comme le Golem ; c'est l'image que je prends habituellement.

E.MORIN
Comme le Golem voire l'apprenti sorcier aussi. Et dans le fond, cette idée fort importante demeura en permanence et je l'ai installée dans ma conception de l'écologie de l'action.
La deuxième idée, décisive pour moi, fut héritée des cours sur l'Histoire des Histoires de la Révolution de Georges Lefebvfre. Il examinait les différentes histoires de la révolution qui se sont succédées après la Révolution (la Restauration, Guizot, Thiers, les historiens de la Troisième République, l'histoire socialiste de Jaurès...). Il nous démontrait que la conception et la vision et la représentation d'un évènement, tel la Révolution, se modifie à travers l'expérience historique de l'historien futur et que l'historien lui même doit être historisé ; cette idée étant en rupture totale avec l'idée d'"histoire objective" qui ressort sans cesse.
Entre parenthèses, je ne sais pas si vous avez lu cet article dans "Libération"qui décrit cette rencontre d'historiens avec Lucie Aubrac et dans lequel les historiens désacralisent le mythe de la résistance mais s'auto-sacralisent eux-mêmes en rappelant la critique des textes, la critique des documents comme si l'histoire était une science objective. Bien entendu, l'histoire se fonde sur des données objectives mais le phénomène de l'interprétation, le phénomène de la rétro-action d'une époque donnée sur l'évènement...Lefèbvre nous le montrait et même il allait jusqu'à Mathiez où il montrait que Mathiez lui-même devenu Bolchevik justifiait le deuxième Comité de Salut Public c'est à dire la Terreur. Par là même, il faisait en sorte que sa justification de la Terreur justifiait la terreur Bolchevique, puis la Terreur Stalinienne, laquelle rétro-activement justifiait la Terreur de la Révolution. Il y avait une sorte de boucle absolument parfaite. Cette idée m'a semblé tellement juste que lorsque François Furet a écrit son histoire de la Révolution, j'y ai vu typiquement l'histoire post-stalinienne, la rétro-action du désenchantement et même auparavant lorsque j'avais lu le livre de Daniel Guérin qui réhabilitait les "enragés", j'y ai vu l'histoire trotskysante ou anarcho-trotskysante. Donc, cette idée selon laquelle l'observateur et l'historien doivent s'auto-observer est une idée fondamentale ; de plus, elle est liée à tout ce que j'avais appris de Montaigne sur l'utilité de l'introspection, du regard sur soi-même ...Tout ceci sont des points-clés de ma formation dès ma première année d’Université.
Ensuite, cela a été l'histoire économique et la deuxième année l'histoire ancienne. Georges Aimard, professeur d’histoire ancienne m'a beaucoup intéressé ; il montrait les processus économiques sous-jacents à l’histoire événementielle. Ce cours était intéressant car cela me faisait entrer dans une idée multidimensionnelle de l'histoire, donc de la réalité.
Alors, pour comprendre le troisième jeu d'influences, il faut se replacer dans le contexte de cette époque, ce sont les années quarante, quarante et un, quarante deux et notamment au moment où l'Allemagne entre en Union Soviétique ce qui fait que la face de la guerre change et pose le problème du communisme contre lequel j'avais beaucoup de défenses et de connaissances. C’est dans ce contexte que j’ai lu le livre de Georges Friedmann De la Sainte Russie à l'U.R.S.S. C'est un livre qui était une justification du stalinisme et qui avait été condamné par le Parti communiste parce qu'il parlait du culte de la personnalité alors qu'il fallait impérativement ne pas parler de cela.

C.PEYRON-BONJAN
Il fallait sortir du culte de l'ego.

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E.MORIN
Voilà. Il a été complètement condamné et lui-même s'est détaché du Parti. J'avoue qu'à ce moment là je tâtonnais et lui ai communiqué mon désir d'entrer au Parti en lui demandant ce qu'il en pensait. Il m'a répondu que c'était une expérience que je devais peut-être faire. C'est un livre qui m'a montré cette idée selon laquelle le communisme stalinien ne pouvait trouver son explication définitive dans le système d'oppression qu'il avait créé mais beaucoup plus dans la dynamique historique qui pouvait s'opérer en cas de victoire où un socialisme de classes deviendrait un "socialisme de printemps". Et alors à ce moment là, la lecture de Hegel a été très très importante pour ma compréhension du politique avec son idée de"ruse de la Raison", plus précisément avec le thème selon lequel Napoléon croit satisfaire son ambition personnelle mais en réalité sans qu'il ne s'en rende compte il apporte le message de la Révolution à l'Europe...Mon idée était un peu de voir le stalinisme comme "ruse de la Raison" ; ceci du reste à une époque où d'autres amis voyaient aussi dans l'Allemagne Hitlérienne une autre "ruse de la Raison"qui était là pour installer l'Europe nouvelle...Cette idée m’a abusé dans le sens où j’en ai abusé, mais j’en garde l'idée dialectique. J’avais été très frappé par un texte de Simone Weil, de 1938 je crois, où elle évoquait la conquête destructrice et prédratrice de Rome (massacre de Corinthe, Carthage rasée...). Et pourtant deux trois siècles plus tard, c'est l'édit de Caracala qui donne les droits de citoyens à tous les habitants de l'Empire...Alors, maintenant tout en étant très prudent, je demeure très sensible à cette idée selon laquelle on peut difficilement juger sur l'immédiat d'un système et j'essaie de voir sa perspective avec l'idée des renversements de perspectives.
Mais surtout Hegel est très, très important pour moi parce que finalement c'est l'idée, contrairement à ce que croit C.Peyron-Bonjan ici présente, pour moi le fond de Hegel n'est pas du tout un système achevé, système total, c'est plus une pensée qui affronte la contradiction, qui ne la lâche pas et cela est très visible notamment dans la Phénoménologie de l'Esprit , pensée d'une forte énergie...et cet auteur m'a obligé à me dire : je dois accepter mes contradictions. Il existe des moments où deux notions antithétiques sont vraies en même temps. De plus, la littérature m'ayant nourri, le roman de Roger Martin Du Gard Jean Barrois très beau roman dans lequel je trouvais un peu ces mêmes problèmes, ces hésitations, ces contradictions ; le héros se situe au début du siècle au moment de l'affaire Dreyfus...

C.PEYRON-BONJAN
Si vous me le permettez puisque vous m'avez interpellée, revenons sur Hegel. Il est certain que Hegel travaille les contradictions et qu'il introduit le conflit dialectique mais en vue d'un dépassement qui doit clore le système par finalité visée de la réalisation de l'Esprit absolu. Il existe quand même des schémas dans ses cours sous forme de cercles fermés en rosaces multiples de cadrans trois fois trois dans lesquelles s'inscrivent tous ses titres.

E.MORIN
Mais qu'allez-vous puiser dans un penseur, allez-vous puiser ce qu'il y a de plus sec et de plus contestable ou ce qu'il y a de plus fécond et de plus créateur ?

C.PEYRON-BONJAN
Son projet est bien quand même l'achèvement du système et l'impossibilité après lui de continuer à philosopher. D'ailleurs, après lui que ce soit Nietzsche qui s'intitule philologue et non philosophe, que ce soit Marx qui s'intéresse à l'économie et à l'idéologie avec Engels, que ce soit Freud qui prend pour objet de réflexion l'appareil psychique...aucun de ceux-là n'osent penser un système de philosophie après lui !...

E.MORIN
C'est ce qu'il dit dans ses cours à la fin de sa vie. Ce que vous imaginez de cet auteur ne ressemble qu'à son enveloppe extérieure, sa croûte. Il faut briser la carapace comme dans le homard et manger la chair succulente qui est à l'intérieur !...

C.PEYRON-BONJAN
L'idée de l'achèvement demeure cependant sa finalité.

E.MORIN
Sa finalité, non l'important ne demeure pas tellement la finalité ; cette idée spinozienne en mouvement est l'auto-production du monde par lui-même avec cette différence chez Spinoza est qu'il poursuit lui même l'aventure car la Nature est un moyen pour l'esprit de s'accoucher lui-même... Donc, qu'il existe un "terminus" avec l'Etat prussien est incontestable, mais ce n'est pas cela qui nous intéresse. Hegel limité à l'Etat Prussien, à l'Esprit Absolu ne m’intéresserait pas. Il demeure un auteur qui affronte la contradiction, avec des exemples intéressants et féconds comme la "dialectique du maître et de l'esclave" où le maître devient l'esclave de l'esclave tout en étant son maître...C'est ce maintien des antinomies. Alors rétrospectivement, Husserl va être bien venu ; puis je découvris Héraclite.
Ces découvertes furent accomplies dans un processus d'auto-formation là encore en dehors de l'Université, parce que lorsque j'étais étudiant à Lyon, j'ai eu Monsieur Lachièze-Rey, à Toulouse, il y avait Monsieur Bastide, or ce sont des professeurs qui ne m'ont pas influencé. Mon autodidactisme ne doit pas camoufler le fait que c'est par lui que j’ai subi des influences ; je n'ai pas cessé d'être influencé car même dans les années soixante-huit, soixante quinze, je dois avouer que des lectures très importantes comme Von Foerster, Bateson sur l'auto-organisation m'ont influencé sans cesse mais ce sont des influences d'auteurs, d'écrivains, de penseurs...et elles ne sont pas passées par le système, sauf des rencontres de hasard comme Bachelard que j'allais voir autant pour mon plaisir et Jankelevitch que j'aimais beaucoup, dont la philosophie ne m'a pas influencé en profondeur, sinon pour maintenir en moi la présence et la réalité de l’existentiel car il me plaisait beaucoup plus comme écrivain, comme poète.

J.ARDOINO
Tout d'abord deux commentaires par rapport à cela et deux questions : la première, c'est l'idée de récursivité comme tu la poses, y compris à travers l'écologie de l'action, on disait tout à l'heure avant que tu n'arrives qu'il y avait chez toi une indissociabilité (ce qui ne veut pas dire une indistinction) de la récursivité et de la discursivité. Pour toi, seraient contemporains et indissociables des éléments de récurrence qui seraient en même temps des éléments de progression et de régression quoiqu'il me semble que le terme de régression joue peu chez toi. Tu l'emploies peu en tant que tel. L'idée y est constamment dans plusieurs textes...

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E.MORIN
J'ai l'impression que je l'emploie...

J.ARDOINO
La deuxième idée concerne la dialectique. D'ailleurs, j'ai été surpris aujourd'hui que tu emploies plus souvent ce terme que d'habitude.

C.PEYRON BONJAN
C'est, je le pense, ma présence qui l'incite à insister sur cela. C'est un contre-argument conceptuel destiné aux anti-hégeliens.

J.ARDOINO
Je ne le sais pas. Peut-être, peut-être pas mais sachant que tu travailles sur ton cinquième tome, à tort ou à raison, mais intuitivement et peut être sans fondement théorique certain, il me semble qu'un axe de ce tome tourne autour de la question de dialogique et dialectique. Alors, j'avais cette formule : chez Hegel, il y a une contemporanéité aporétique des antinomiques et des contradictoires mais le dépassement demeure toujours asymptotique d'ailleurs (et c'est là ma différence avec C.Peyron-Bonjan quant à son interprétation de Hegel), c'est que la fin de l'Esprit est visée mais n'existera jamais en raison de l'asymptote, ressemblant par là même à l'infini des mathématiciens.

E.MORIN
Oui, car la négativité est toujours en oeuvre ; alors il ne peut y avoir de moment de repos absolu.

J.ARDOINO
Effectivement, selon moi C.Peyron-Bonjan lit Hegel à l'aide d'une grille Spinoziste.

C.PEYRON BONJAN
Pour ma défense, seule contre deux hégéliens, je vous renvoie aux textes où Hegel lui même dans son histoire de la philosophie inscrit Spinoza comme un génie novateur et même plus novateur que lui dans ses écrits par rapport à son siècle. Donc, Hegel aurait aimé être Spinoza dans certains de ces écrits.

E.MORIN
Oui, mais vous tendez à atténuer le rôle de la négativité et du négatif qui est si important chez lui et qui est un démon permanent. Or, le démon du négatif représente l'arrivée de la contradiction.

J.ARDOINO
Le non ne peut être que démoniaque.

C.PEYRON-BONJAN
Si l’on ne peut effectivement pas trouver chez Spinoza le travail des contradictions, il demeure l’auteur de la célèbre phrase : “ toute détermination est une négation ”, formule résonnant dans le concept d’ “ unitas multiplex ” de Leibnitz.
Je reconnais donc à Hegel le travail de la négativité, des contradictions mais ce que je sais c'est que dans ses cours à l'Université, présentant son oeuvre auprès de ses étudiants, lui même arguait d'une visualisation sous forme de cercles concentriques fermés dont le coeur du premier cercle se trouvait être les concepts clés “ d'en-soi ”, de “ pour-soi ” et “ d'en-soi-pour-soi ” sur lesquels se répartissaient ses écrits dans tous les domaines morale, politique, histoire, droit, philosophie etc...

E.MORIN
Oui, mais le vieil Hegel, le vieillard !...(rires communs)

C.PEYRON BONJAN
Vous êtes de mauvaise foi afin de ne garder de lui que ce qui vous habite comme "résonance constitutive".

J.ARDOINO
Par contre, le problème du dépassement des contradictions se trouve dans le temps ; or, ce qu'Hegel ne met pas nécessairement est dans une temporalité. Le dépassement ne peut se faire que par le vécu. Es-tu d'accord là dessus ?

E.MORIN
Oui, bien sûr.

J.ARDOINO
Maintenant, que voudrait dire pour toi la formation ? Car, tu nous as explicité des éléments de ta formation mais, si tu avais à la conceptualiser, à la définir, que dirais-tu ?

E.MORIN
Si j'avais à dire ce qu'évoque pour moi l'idée de la formation, je dirais d'abord un cheminement au cours d'années d'apprentissage, quelque chose qui aurait à voir avec le roman de l'apprentissage depuis Wilhelm Meiser jusqu'au Jeu des perles de verre, voire même le roman de Flaubert L'éducation sentimentale . Pour moi, la formation, c'est l'auto-hétéro-formation : on ne se forme qu'à travers les expériences vécues, c'est à dire des rencontres, des pensées, des maîtres, des gourous...La formation est toujours quelque chose d'ininterrompu et d'inachevé : elle ne peut pas avoir de terme.
Dans un autre sens, je dirais la formation, c'est avoir l'aptitude d'apprendre à apprendre, c'est à dire en même temps, réapprendre à apprendre ou apprendre à réapprendre. C'est toujours la possibilité de se donner un méta-point de vue réflexif sur son savoir, sur sa connaissance. C'est cela le problème de la formation.
J'ajouterais d'un autre point de vue, à savoir celui du passage du mode de pensée dit "normal" au mode de pensée dit "complexe", c'est l'incapacité de sortir d'un paradigme avec des principes cognitifs très forts qui appellent la disjonction, la réduction, la spatialisation afin de se diriger vers un autre type de paradigmatique où il y a à la fois la conjonction et la disjonction, où des opérateurs de pensée comme la boucle auto-génératrice récursive joue un rôle clé, où la dialogique joue un rôle clé puisque la dialogique sert à relier entre elles des antinomies qui tendent à s'exclure et puisque la boucle auto-génératrice tend à relier des choses qui sont vues comme séparées. Et j'irais plus loin en disant que la clé de tout cela puisque tu en as parlé est dans la conjonction des deux utilisations ; par exemple, je prends la relation individu-société-espèce, il existe une relation en boucle car les individus produisent la société laquelle faisant émerger sa culture produit les individus et puis les individus eux mêmes sont le produit d'un cycle reproductif, lequel ne peut se poursuivre que si les individus sont producteurs. Donc, on est produit et producteur. Donc, il y a une rupture de la causalité banale. Mais une fois que cette boucle existe, il n'en demeure pas moins qu'entre individus et société, il y a une relation non seulement complémentaire mais antagoniste : la société tend à imposer ses contraintes, l'individu va vouloir les repousser...de même qu'entre individus et espèce, une partie de nous est vouée à la reproduction et une autre partie veut y échapper et jouir de la vie. Donc, pour comprendre cette relation individu, espèce, société il faut utiliser à la fois la boucle auto-génératrice et la dialogique.
Alors, si j'étais formateur, j'essaierais d'introduire dans les esprits pour que cela devienne quasi-naturel le recours à la pensée complexe quand il le faut (car il y a des moments où cela n'est pas nécessaire : lorsque, par exemple, l'on n'a affaire qu'à un petit segment de réalité on n'a aucunement besoin d'avoir recours à tout le processus). Je n'ai pas besoin lorsque je bois ce verre d'excellent calva de refaire tout le processus par lequel l'industrie humaine à partir de la culture de pommier a permis la réalisation de ce breuvage. Voilà ce que je verrais dans la formation, c'est l'apprentissage d'une méthode que moi j'appelle complexe (mais que l'on peut appeler autrement sans ce mot) qui permette d'affronter ce devant lequel le type de pensée dominant hyperspécialisé, linéaire devient aveugle.

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J.ARDOINO
La pensée complexe est flanquée de sa réflexivité. Mais, une question à ce propos : est-ce que cette réflexivité ne peut pas être formulée au pluriel, à savoir la pensée complexe est flanquée de ses réflexivités, sous-entendant par là la multiréférentialité dans laquelle je place l'hétérogène ? Quel est le statut de l'hétérogénéïté dans ton œuvre ?
Je vais prendre un exemple : dernièrement, à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales étaient présents Nicolescu et Castoriadis lors de l'atelier de réflexion où Maturana, maître à penser de Varela, était invité par toi ...Or, j'ai cru comprendre que le courant Varélien tendait à un biologisme de l'homogénéisation alors que chez Castoriadis et Nicolescu, il devait y avoir davantage place pour le conflit...

C PEYRON BONJAN
Il me semble que la discussion entre ces trois auteurs portait plus sur la "discontinuité des niveaux" réclamée par Nicolescu et Castoriadis à l'encontre de Maturana qu'ils interprétaient comme une vision imaginaire continue, ce dont ce dernier se défendait, démonstration au tableau à l'appui.

E.MORIN
Oui.

J.ARDOINO
Discontinuité, hétérogénéité, conflit font partie d'un même ensemble.

E MORIN
Depuis que tu as introduit le concept de "multiréférentialité"(et peut-être ne lui ai-je pas encore donné par écrit le sort qui lui est nécessaire...) mais je pense comme toi qu'elle est non réductible à la multidimensionnalité. C'est une idée fort juste et dans ce que j'écrirai lors du dernier volume de La Méthode à propos de la boucle épistémologique, cette dernière sera multi-référentielle. Car, nous avons une connaissance scientifique qui se réfère à un monde phénoménal, à une réalité empirique, somme toute à un monde objectif...

C.PEYRON BONJAN
Monde présupposé objectif...

E.MORIN
Oui, ou même confirmé objectif par plusieurs observateurs se référant au monde extérieur ; mais cette référentialité dans laquelle s'enferme uniquement le scientisme ne vaut pas parce qu'une théorie scientifique, c'est une conception de l'esprit et par là même se réfère à la langue, à la logique, à la paradigmatologie derrière ces logiques. Donc, voici trois niveaux de référence qui ne se commandent pas les uns les autres...la langue est à la fois langue ordinaire et langage formalisé et ceci n'est rien, car une théorie (langage, paradigme...) relève d'une bio-anthropologie de la connaissance, c'est à dire relève des possibilités et des limites du cerveau humain d'où le point de vue anthropologique qui est nécessaire pour contrôler l'épistémologie.

J.ARDOINO
Tu généralises ici ce que tu disais tout à l'heure de l'Histoire de la Révolution.

E.MORIN
Exactement, mais pas seulement parce qu'il existe le point de vue bio-anthropologique et le point de vue socio-historique ; or, ce dernier montre que même les découvertes les plus objectives comme celles de Galilée ou de Newton se trouvent dans un contexte historique qui permet leur émergence. Ceci étant, j'ai différentes instances et pour cela lorsque je m'intéresse à un point de vue bio-anthropologique je tends à occulter le point de vue socio-historique, tandis que si je m'intéresse à un point de vue socio-historique je tends à occulter le point de vue bio-anthropologique et même je tends à dire comme d'aucuns le font que toute connaissance est déterminée par ses conditions de production. Tandis que si je la regarde d'un point de vue paradigmatologique, je tends à montrer un point de vue interne à la connaissance et par voie de conséquence, j'oublie les autres regards bio-anthropologique et socio-historique.
Donc, en ce qui concerne ces différentes instances, je ne peux passer des unes aux autres que de manière discontinue, il m'est impossible de les unifier ; elles sont toutes nécessaires. Je dois savoir a priori que toute connaissance est tributaire d'un point de vue bio-anthropologique, socio-historique, linguistique, logique...Elles sont tributaires d’instances paradigmatiques, lesquelles dépendent elles-mêmes des conditions de possibilités de la connaissance humaine, lesquelles dépendent du socio-historique...Alors, la boucle épistémologique nécessite non seulement la conception de ces différents points de vue mais aussi la capacité de sauter de manière discontinue d'un point de vue à l'autre sans jamais pouvoir penser à aucune unification. Il est donc impossible de penser un "trône fondamental et définitif" duquel on pourrait juger la connaissance; il n'existe ni point de vue unificateur, ni point de vue décisif. Par ces mots, j'espère que tu aperçois en moi un "initié" et "un bon disciple" de la multiréférentialité en ce qui concerne l'épistémologie.
Cela étant dit, pour en revenir à cette séance de réflexion avec Maturana, séance fort intéressante, mais dans laquelle il y a eu une série de malentendus dès le départ. Castoriadis est arrivé en retard ; or, Maturana avait exposé tout ce qui était à l'origine de toute sa conception, à savoir les couleurs (reprise depuis par Varela, sans trop citer son maître). Notre représentation des couleurs ne se réduit pas au spectre physico-chimique mais plus à notre conception cérébrale ; les couleurs sont plus cérébrales qu'objectives. Comme Castoriadis en arrivant entend Maturana parler de couleurs en tant que biologiste, et à ses yeux objectiviste, il se met à l'accuser.

J.ARDOINO
Autrement dit Maturana parle de couleurs et Castoriadis voit rouge!...

E MORIN
Voilà. Cependant le vrai débat portait sur deux types de discontinu. Qu'est-ce qui importait à Nicolescu ? Il existe selon cet auteur des niveaux de réalité, d'où la nécessité de postuler la discontinuité au sein d'une même réalité ; or, dans la conception de Maturana, ces différences de niveaux de réalité n'existent pas. Lorsque l'on est au niveau micro-physique, on passe au niveau macro-physique et le cerveau fonctionne aussi bien au niveau micro-physique que macro-physique. Qu'est-ce qui importait à Castoriadis ? L'idée de créativité qui opère un saut absolument discontinu. Or, en réalité, Maturana ne niait pas la création. Et même, il aurait été d'accord pour les niveaux de réalité de Nicolescu. Selon moi, ce qui a surgi dans cette discussion, c'est le problème du continu et du discontinu que je pense inséparables. Nous ne pouvons en rien adopter soit une conception continuiste, soit une conception purement discontinuiste. Et d'ailleurs, l'exemple discontinuiste fort célèbre, à savoir celui des ondes-corpuscules révélés par Niels Bohr a été présenté dans une grande généralité par son inventeur lui-même. Car, lorsque nous pensons l'individu et l'espèce, l'individu est discontinu et l'espèce est continue ; quand nous pensons l'individu et la société, l'individu est discontinu et la société est continue...Nous sommes en permanence obligés d'unir le continu et le discontinu ; là s'inscrit l'importance de la pensée dialogique. Par contre, tu parlais d'hétérogène et il ne faut jamais oublier que derrière l'idée de l'hétérogène, il y a l'idée du Un ; c'est à dire que l'hétérogénéïté ne doit pas faire oublier le Un et le Un ne doit pas dissoudre l'hétérogénéïté.

C PEYRON BONJAN
Je ne suis pas satisfaite par l'emploi du vocable "union" car dans l'imaginaire mental des cartésiens, à savoir la logique disjonctive, la simple apparition de mots comme "union" ou "complémentarité", il n'entendent pas la dialogie.

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E MORIN
Pourtant, je dis toujours "complémentaires et antagonistes", je dis "union de l'union et de la désunion", je reprends d'ailleurs une formule très Hégélienne.

C PEYRON BONJAN
Je sais bien sûr que vous déployez une pensée dialogique. Mais le problème des cartésiens qui vous lisent ou vous commentent, c'est de fixer dans leur esprit l'idée de deux bornes séparées dont ils partent afin de comprendre l'union. Par là, ils évitent la pensée dialogique.

E MORIN
Je ne peux pas les influencer.

C PEYRON BONJAN
Le vocable d'union leur évite d'apercevoir le "tenir ensemble" de la dialogie, ce que j'avais métaphorisé lors d'un colloque M.C.X.à Aix en Provence comme "fusion-tension", imaginaire expressif que vous n'aviez pas renié lors d'un de nos précédents entretiens.

E.MORIN
Mais, je ne cesse de dire et d'écrire "complémentaires et antagonistes". Pour moi, la dialogie maintient ensemble la complémentarité des antagonismes et les antagonismes des complémentarités. Alors, si ceux qui me lisent ne l'entendent pas ensemble, c'est qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas entendre car leur univers m'est étranger.

C PEYRON BONJAN
J'insiste car ce sont ces lecteurs qui vous trahissent en systémicien complexe car ils n'aperçoivent en rien ce que pourrait être la dialogie.

E MORIN
D'ailleurs, ils ne me lisent même pas. C'est leur opinion qu'ils se transmettent de bouche à oreille ; car, dès le premier tome de La Méthode, s'ils me lisaient attentivement, ils auraient perçu la dialogique de l'ordre et du désordre comme fondamentale dans cet univers de pensée.

C PEYRON BONJAN
Je ne doute aucunement de votre pensée dialogique puisque vous êtes Héraclitéen.

E MORIN
Mais je ne peux pas les convertir ; ils faut qu'ils fassent leur mutation, je ne peux rien faire.

J.ARDOINO
Je regrette que C.Peyron-Bonjan réclame ce changement de mots car on ne peut, en ce qui concerne la formation des lecteurs les forcer à basculer et à entrer dans l'univers de la pensée complexe s'ils sont cartésiens. Si cela arrivait, ce ne pourrait être que de leur propre mouvement et à leur propre rythme. Vous êtes par ce faire en train de prêter une magie opératoire, quasi incantatoire !...

E MORIN
Cela ne peut venir que de l'expérience vécue des limitations de leur propre pensée. Tant qu'ils n'ont pas ressenti cela, il est impossible pour eux d'entrer dans cet univers.

J.ARDOINO
S'ils déclenchent au fil des lectures l'appréhension de cet univers, tant mieux car Edgar et nous recherchons à provoquer ce déclic.

E MORIN
Mais en réalité nous ne pouvons engendrer ce déclic que sur ceux qui sont prêts car ils portent déjà en eux ce sentiment des contradictions.

C PEYRON BONJAN
Je voudrais préciser les raisons de mon insistance en ce qui concerne la formation : lorsqu'un terme risque de faire image dans un paradigme plus réducteur, les lecteurs figent leur compréhension à partir de ce mot et se mettent dans l'impossibilité d'entendre l'autre paradigme.

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E.MORIN
Malheureusement, ils tendront à s'accrocher à l'un des termes et à occulter l'autre. Lors de la sortie du livre le Paradigme Perdu avant celle de La Méthode j'ai été critiqué et lu comme réduisant l'humain à la seule biologie (évolution du cerveau...).Ils n'ont jamais compris la réalité bio-anthropologique. Les réducteurs nous lisent comme des réducteurs car, eux mêmes ayant une pensée disjonctive, ne peuvent comprendre l'humain qu'en éliminant le biologique.

C PEYRON BONJAN
Une autre question à ce propos : la langue pour permettre la compréhension de la complexité ne devrait-elle pas passer plutôt par des aphorismes ? Ce type d'écriture imagerait probablement plus la "fusion-tension"dialogique que l'écriture discursive et argumentative des théories.

E MORIN
Il faudrait effectivement se résoudre à ne plus rédiger sous forme de discours organisés.

J ARDOINO
Là il me semble que nous sommes tous trois d'accord car tu ne pourras éviter de travailler le langage comme point de méthode fondamental pour ton œuvre en cours de rédaction. Il faut revisiter les termes mais pas au point de les remplacer par d'autres ; on peut réhabiliter l'emploi des mots, les compléter par des périphrases ou tout autre procédé de style rendu nécessaire pédagogiquement, telle l'association "partenaire-adversaire", sans aller jusqu'à les sacrifier. L'exemple de Boudon est quand même assez extraordinaire pour revenir aux "effets pervers" car dans l'esprit d'Edgar rien n'est plus naturel que ce qui nous échappe y compris ce contre quoi vous vous insurgez Christiane en ce moment en disant les cartésiens vont ne pas entrer dans cette théorie. S'ils ne doivent pas y entrer, tant pis!...

C.PEYRON BONJAN
Oui, mais en vue d'une formation à une école complexe pour une éducation complexe, mon inquiétude se cristallisait sur l'emploi de mots qui seraient comme des "amarres" pour leur rationalité d'origine.

E MORIN
Je ne leur donne ni "amarres" ni "points d'ancrage", ce sont eux qui ne lisent pas les expressions clefs ; si j'emploie trois termes, ils n'en retiennent que deux et si j'utilise des expressions dialogiques ils ne les entendent pas!...

J ARDOINO
La vraie formation serait qu'ils enrichissent leurs propres usages linguistiques jusqu'à ce que leur rationalité d'origine soit inquiétée.

C PEYRON BONJAN
Mais la difficulté provient de leur impossibilité de penser en même temps selon la logique de l'immanence et selon la logique de la disjonction d'où leur incompréhension fondamentale de la dialogie, cœur profond de la pensée complexe. Au mieux, ils associent la pensée inclusive et la pensée disjonctive.

J ARDOINO
Comment Edgar est-il parvenu à ce mode de rationalité complexe ? Il s'est formé comme il l'a explicité dans cet entretien, ce n'est pas le fruit du hasard !...
Mais je voudrais revenir au rapport entre le sujet et l'autre. D'ailleurs, comme tu as cité Jankélévitch qui, comme Levinas et Max Scheler, s'intéressait à l'altérité, je voudrais attirer ton attention sur le fait que l'on mésuse beaucoup des différences (y compris à travers le "droit à la différence") alors que selon moi le terme d'altérité, voire celui d'altération sont peu utilisés en dehors des philosophes susdits. Penses-tu comme moi que le terme d'"autre" inclut beaucoup plus que la différence, mieux encore que la "différence" ne permet en rien de sortir de la "dialectique du même" et de l'"identité" en son sens étroit ? Donnerais-tu à cette distinction une place dans ta pensée ?

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E MORIN
Oui, c'est fondamental selon moi. Ma première idée est que l'ego porte en lui un ego alter ,c'est à dire qu'il y a déjà l'altérité en soi, le dédoublement en soi ; la première expérience anthropologique de soi même dans l'humanité a été l'expérience du double, son propre double sensible à travers l'image, le reflet, le miroir, le rêve...

J ARDOINO
Mais le double qui est en même temps étranger.

E MORIN
C'est cela. Il est autre tout en étant soi-même. Carlos Suarez écrit, il me semble, dans le moi il y a une dualité inexorable qui s'exprime dans le dialogue intérieur. D'ailleurs, si je faisais une incursion biologique, je rappellerais que l'être le plus simple, à savoir la bactérie a la possibilité de se dédoubler en un autre soi même...L'altérité fait partie de l'ego fondamentalement, ce qui nous amène psychiquement à l'étrangeté de soi à soi si bien exprimée dans le je est un autre d’ Arthur Rimbaud. L'alter ego se découvre par empathie, par projection, par identification ; de sujet à sujet, nous pouvons ressentir autrui ( avoir les mêmes sentiments, les mêmes joies, les mêmes souffrances...), c'est à dire nous pouvons nous identifier à lui et nous identifier à nous mêmes. C'est donc le jeu de l'ego alter et de l'alter ego qui permet le maintien de l'altérité en soi même tout autant que la possibilité de se retrouver soi dans autrui.

J ARDOINO
De plus, l'alter ego nous ouvre les portes de l'anti-corps ou de l'anti-matière par son caractère "anti".
Opérons une jonction ici avec la psychanalyse et avec l'inconscient car la psychanalyse voit fort bien le problème selon lequel chacun est exotique à lui même et donne l'homme comme divisé en lui même : j'en veux pour preuve la théorisation de Lacan et ses métaphores telles l'"autre en soi", "le grand autre"...tout ceci afin de te demander quelle est la place que tu donnes à l'inconscient dans la formation du sujet.

E MORIN
Je privilégierais l'idée de l'existence d'une pluralité d'inconscients: totalement inconscients, le fonctionnement de nos cellules et de nos organes (à moins que l'un de ceux-ci se rappelle à notre attention par son dysfonctionnement), complètement inconscient la machine cérébrale dont toutes les interactions synaptiques qui fonctionnent au moment même où je parle (de plus, si elles étaient conscientes, il y aurait un bruit épouvantable qui m'empêcherait de parler)...Bien évidemment, parmi ces différents inconscients, se trouve l'inconscient psychologique, l'inconscient psychique étudié par Freud. Mais je pense qu'il n'en est qu'une simple partie car dans l'inconscient psychique existent ce que les Anglais appellent "self deception "ou mensonge à soi même, ou encore la compartimentation de soi même, des forces de refoulement et d'oubli qui ne sont pas nécessairement liées à ces expériences fondamentales dont parle la psychanalyse (Œdipe, inceste..) : nous sommes des machines à refouler, à oublier, à nous tromper nous-mêmes... Donc, la conscience est une petite flamme très vacillante et qui, de plus, peut se tromper sur elle même en raison de ce que Lucien Goldmann appelait "la fausse conscience" ou encore se convaincre que l'inconscient n'existe pas. Il est évident que la conscience n'est pas totalement consciente et que nous vivons dans les multiples inconscients ( et encore, je n'ai pas parlé d'inconscient génétique...). A mon avis, l'inconscient freudien a son rôle mais on ne peut se résoudre à l'inscrire comme inconscient unique.
Inconscient, le "ça" ou magma pulsionnel sans lequel il n'y aurait pas de "moi", inconscient aussi l'empreinte du "sur-moi" ce que j'ai appelé l'"imprinting culturel ", inconscient les paradigmes auxquels obéissent les scientifiques dans leur travail théorique...et le problème fondamental de la formation serait de nous rendre conscient de nos relations avec ces inconscients sans que nous ne puissions jamais les transformer en conscience.

C PEYRON BONJAN
Une question afin de préciser : pourrait-on associer le concept d'inconscient en psychanalyse au concept de "couplage structurel-historique" dans les neuro-sciences lues par Maturana et Varela ?

E MORIN
Non, car ce serait encore une vision réductrice.

J ARDOINO
Je voudrais proposer une vision de la formation tirée de tes propos: la formation est élaboration partagée.

E MORIN
Oui, mais surtout avec l'aptitude à passer à des méta-points de vue. Je tiens comme fondamentalement important le mot de "méta-point de vue" car ce n'est pas le "méta-système"; le "méta-système" existait en mathématiques, existait presque pour le langage ( au sens où grammaire, syntaxe, sémiotique forment un méta-système plus la linguistique par rapport à la langue) mais nous sommes dans l'impossibilité de devenir "méta-humains".

J ARDOINO
Ce serait selon moi là où tu te séparerais du dernier livre de Joël de Rosnay fort ambigu.

E MORIN
Encore que l'ensemble des interactions humaines puisse éventuellement constituer un "méta-système", mais nous, individus ne pouvons voir parvenir ce dernier à notre conscience individuelle. Certes, une société faisant interagir plusieurs esprits constitue une sorte de "méta-système" mais c'est un "méta-système" qui n'a que des vertus organisatrices supérieures car la conscience n'existe pas au niveau de l'ensemble des individus. Donc, nous ne pouvons pas devenir "méta-humains", mais nous pouvons multiplier les "méta-points de vue"en particulier sur notre propre société en regardant des sociétés différentes ou encore des sociétés passées ou même en imaginant des sociétés possibles...nous pouvons toujours avoir des "méta-point de vue" d'auto-réflexion et la tentative d'un "méta-point de vue" sur nous-mêmes.

J ARDOINO
Les "méta-points de vue" sont alors toujours temporaires et en cela ne sont pas absolus. Ils rejoignent assez bien et de manière assez inattendue l' imaginaire magmatique de Castoriadis car cela demeure un ensemble de possibles.

E MORIN
Oui, ils ne sont pas absolus. Mais je reprocherais à Castoriadis non le magmas mais le sens qu'il lui donne ; il n'entend pas comme moi le chaos en son sens mythologique (plutôt que dans sons sens réducteur de la "théorie du chaos"), c'est à dire dans le sens de l'indistinction génésique, là où les formes n'ont pas encore pris forme, là où la pluralité des formes possibles sont potentielles, là où n'existent ni le désordre pur, ni l'ordre pur mais l'indistinction de l'un et de l'autre...je ne conçois le magmas que comme ce chaos génésique, source de toutes créations, de toutes pluralités...Ce chaos n'est pas "méta", il serait plutôt "infra".

J ARDOINO
Pour revenir aux inconscients pluriels ce serait un "coup de force" de la psychanalyse d'avoir substitué un seul inconscient à tous les autres. C'est une idée fort intéressante...

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 C PEYRON BONJAN
Puis-je sortir de la discussion en cours afin de revenir sur une phrase d'un des entretiens ? Vous profériez ceci, “ au delà de l'épistémologie complexe, l'éthique complexe ” et cela suscitait cette interrogation : l'éducation devrait-elle privilégier comme finalité ultime l'éthique plutôt que la formation de la "connaissance de la connaissance" ?

E MORIN
Les deux seront reliés logiquement. Tout d'abord, entrer dans l'univers de la pensée complexe, c'est entrer dans l'univers où réside la solidarité de phénomènes qui apparaissaient comme disjoints ; donc, on est proche d'une éthique de la solidarité quoique je ne pense pas que l'on puisse déduire une éthique d'un savoir. L'éthique de l'auto-examen et de l'auto-connaissance est très importante tout comme la pensée de la boucle récursive à propos des processus comme les querelles individuelles et les conflits politiques, mais je l'ai déjà explicité lors du premier entretien. Il existe donc une éthique de la solidarité, une éthique provenant de la prise de conscience des processus délirants, des dérives qui nous emportent, une éthique de la compréhension car parler de la pluralité humaine et de la multi-dimensionnalité de l'être humain c'est éviter de le réduire à une seule de ses dimensions (cf l'exemple du criminel dans la philosophie hégélienne). Or, cet apprentissage de l'éthique peut éviter à lui seul les leçons moralisatrices creuses à l'occasion de la vie de la classe dès le plus jeune âge.
Mais le problème le plus fondamental aujourd'hui demeure celui de l'auto-éthique. Car, dans une société qui impose naturellement ses impératifs aux individus, le problème de l'auto-éthique est évacué. Les normes du Bien et du Mal sont connues. La Morale, le Droit, la Religion disent les critères de l'extérieur.L'auto-éthique choisit ses finalités, résoud les conflits de devoirs (euthanasie ou prolongation de la vie...) car il n'y a plus d'impératifs extérieurs.Et, en outre comme l'auto-éthique n'a pas de fondements (pas de vérités sacrées pour la justifier) elle ne peut que nous relier aux forces de reliance sans lesquelles il n'y aurait pas notre univers : si je pars de l'hypothèse où notre univers naît dans cette explosion thermique et tend à s'auto-détruire mais au contraire se développe car des forces de reliance électro-magnétiques, gravitationnelles vont permettre la formation des noyaux puis des galaxies, des atomes... et même si les forces de reliance sont très minoritaires dans l'univers, la vie est née de l'aptitude à regrouper des macro-molécules en très grand nombre, molécules qui n'auraient jamais pu se regrouper dans la stricte organisation physico-chimique et que la vie se développe dans sa reliance dans les polycelullaires, les sociétés ...mais elle est obligée d'intégrer en elle des forces de destruction et de mort dans la pure dialogie héraclitéenne. Selon moi l'éthique consiste à se raccorder à la source cosmique de reliance très minoritaire mais débouche sur cette volonté de résistance à la cruauté du monde.

J ARDOINO
Est-ce que l'éthique est une réflexologie qui vise à ce que nous voulions nous autoriser à être en tant qu'espèce et non en tant qu'individu ? Le vocable de l'"autorisation" étant entendu au sens étymologique comme la capacité de devenir soi-même son propre auteur ; or, je rattache l'éthique à cela à savoir à ce que nous allons collectivement nous autoriser à devenir. Il y aurait donc deux expressions de l'éthique : dans l'ordre du macro celui de la reliance cosmique que tu as citée et dans l'ordre du micro, l'autorisation.

E MORIN
Pour moi, l'éthique ne peut pas se justifier rationnellement même avec des arguments utilitaristes tels l'argument du prisonnier...l'éthique provient du fait que l'on adhère à une source de vie : elle est irrationnalisable, c'est une manière d'être dans le Lebenswelt .

J ARDOINO
L'éthique aurait un fondement imaginaire.

E MORIN
Certes, elle a cet aspect là mais elle doit en même temps témoigner de la réflexivité de manière dialogique : c'est par la réflexion que l'on se ressource à la reliance cosmique, c'est encore par la réflexion que l'on sent en soi un élément de cette espèce humaine dont le tout est nous bien que nous soyons une simple partie du tout...Donc la réflexion joue un très grand rôle, en particulier afin de formuler l'éthique, mais elle seule ne suffit pas.

C PEYRON BONJAN
Selon moi le Lebenswelt auquel vous faisiez allusion précédemment est plus phénoménologique ; aussi j'aimerais vous interroger sur les rapports qu'entretiendrait la pensée complexe avec le Lebenswelt.

E MORIN
Vous entendez le Lebenswelt au sens Husserlien, c'est à dire le monde de la vie quotidienne, de la vie banale tandis que j'entends dans le Lebenswelt ce sens phénoménologique mais aussi plutôt son sens littéral et biologique.

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C.PEYRON-BONJAN
Une question sous forme de boutade : si vous étiez l'actuel Ministre de l'Education Nationale, comment mettriez-vous en forme et en place dans les écoles une éducation à la citoyenneté qui ne soit plus seulement instruction civique afin de suivre une des orientations du discours de politique générale du Premier Ministre à L'Assemblée Nationale ?

E.MORIN
Je vous renvoie au contenu de notre premier entretien car, dès la formation de l'école primaire si l'on ne demeure pas dans un monde parcellarisé et compartimenté on a une vision plus globale et l'on peut favoriser les idées de responsabilité et de solidarité. Le civisme est l'expression au niveau de la collectivité politique, d'une Cité ou d'une Nation de ces deux sentiments ce qui n'évince aucunement la défense et l'expression d'intérêts particuliers au sein de ces ensembles : être citoyen, c'est se sentir responsable de la Cité. Ce n'est donc pas en enseignant la morale civique que l'on arrive à cela mais plutôt en comprenant de manière plus profonde notre inscription comme individu dans une cité.

C PEYRON BONJAN
Donc, enseigner et permettre d'entendre la logique inclusive serait selon vous la meilleure entrée pour l'éducation citoyenne.

E MORIN.
Oui et je ferais en sorte d'éviter les discours impératifs de morale. Les leçons de civisme sont toujours des exemplifications de jaillissement de civisme : 1789, 1848 événements historiques, moments extatiques de l'histoire comme la Révolution des œillets au Portugal...

C PEYRON BONJAN
Qu'espéreriez-vous comme moment extatique de la Cité à l'heure actuelle ?

J ARDOINO
Actuellement, l'assassinat du Conseiller municipal a entraîné une véritable explosion civique en Espagne.

E MORIN
Jamais, l'on n'a aussi bien vu une nation dans sa pluralité prendre conscience de sa communauté de destin.

J ARDOINO
En ce qui concerne l'instruction civique, il me semble qu'en France nous sommes marqués par le rationalisme de la Révolution Française et nous avons prohibé la communauté, au sens anglo-saxon ; or, la véritable éducation à la citoyenneté ne peut se faire qu'à travers la communauté dont certes l'école fait partie mais pas seule. Seule la communauté interactive peut permettre cette éducation à la citoyenneté ; malheureusement nous avons tendance à remplacer la communauté par la collectivité parce que la laïcité mal comprise range la communauté dans l'ordre du privé et la rejette comme une notion malsaine.
Enfin, une dernière question concernant le "re" ou le "ré" qui tient une place tout à fait importante dans ta pensée avec cette idée de réitération. Dans la boucle de rétroaction existent trois choses : en premier, l'idée de régression dans son sens psychanalytique, puis l'information en retour et enfin, même si tu n'emploies pas ce mot, l'idée de réitération, à savoir on ne repasse jamais au même endroit tel que l'on y est passé la dernière fois au sens profond de l'héraclitéisme car ce n'est ni le même fleuve, ni le même baigneur si j'ose l'exprimer ainsi.


E MORIN
C'est le sens du vers de Nerval : “ la treizième revient, c'est encore la première et c'est toujours la même ”. Cela est lié à l'irréversibilité du temps qui demeure aussi cyclique : la treizième heure. L'important dans le "re" est le processus de régénération, mot fort riche car il n'indique pas seulement le recommencement du cycle mais aussi la lutte contre les forces de dégénérescence, de décomposition, somme toute lutter contre les forces de mort...Il faut régénérer la politique, il faut régénérer la République. Le "re" témoigne du symptôme de répétition freudienne auquel il faut échapper ; il faut briser un certain cycle, par exemple celui de l'échec...Là encore est le problème de l'"union" entre le surgissement du nouveau, acte créateur et libérateur qui brise une répétition mais instaure lui même un processus régénérateur car sinon il demeurerait régressif. On le retrouve en psychologie car un échec brutal nous renvoie brutalement à des tendances névrotiques que l'on croyait avoir dépassées...

J ARDOINO
Tu viens en jouant et en revenant au mot "union", par provocation envers C.Peyron-Bonjan et son procès anti-cartésien, de montrer que le problème demeure la réhabilitation du langage et non pas de cesser de l'employer ; il faut y revenir pour le régénérer et le réhabiliter. Or, en langue française le mot de "réhabilitation" témoigne de connotations péjoratives alors qu'il contient l'idée de "rendre capable à nouveau de..." comme le mot "altération" demeure fort précieux malgré les idées reçues!...

E MORIN
Oui.

C PEYRON BONJAN
Je voudrais revenir aux idées de "boucle en spirale" et de "récursivité": pourriez-vous trouver des images pour que votre principe de récursivité témoigne de complexité et non de cybernétique ?

E.MORIN
J'ai pris l'exemple de la montre : la boucle de son aiguille semble purement répétitive et pourtant à travers ce cycle s'exprime une spirale qui ne se situe plus au même endroit dans le temps. Certes la montre n'a pas changé de place...

C PEYRON BONJAN
Bien évidemment puisqu'elle s'inscrit dans un espace à deux dimensions. Il est fort intéressant que vous précisiez votre lecture dialogique de la boucle. Encore une autre question si vous le permettez, comment votre vision de la boucle en spirale se distingue-elle des visions piagétienne et teilhardienne ?

E MORIN
La vision de Teilhard de Chardin est euphorique et témoigne d'un imaginaire point omega en fin de parcours d'une flèche alors que dans ma conception n'existe aucune promesse car rien n'est moins sûr que la victoire de la pensée complexe. L'idéalisme de Teilhard est certain et affirmé. Quant à Piaget, lorsqu'il s'est intéressé à la boucle des sciences, il a montré et je partage cette idée l'interdépendance des différentes sciences et des différentes logiques mais n'a pas été au delà.

C PEYRON BONJAN
Je suis désolée d'insister par ces sempiternelles demandes de précisions métaphoriques mais il me semble que cela permet de mieux lire et comprendre votre oeuvre.

E MORIN
Oui, et je vous en remercie.
Dans l'Avant-propos de la Méthode , j'avais inscrit ceci : on peut penser que les sciences humaines reposent sur le socle de la biologie car nous sommes des êtres biologiques, lesquelles sciences biologiques reposent sur le socle des sciences physiques et on aurait pu imaginer les sciences physiques comme socle absolu mais, en réalité, elles demeurent le produit d'une histoire fort récente et donc les sciences physiques sont des sciences humaines ; d'où la nécessité de recourir aux sciences humaines et en particulier à l'histoire afin de comprendre les sciences physiques. La vision de chacune des sciences s'enrichit de ce mouvement de boucle comme dans la phrase de Pascal " des parties au tout et du tout aux parties".C'est ce mouvement de navette qui apporte chaque fois un élément nouveau et une autre lecture.


FIN du 4ème Entretien.


Lire le Premier Entretien - Février 1995 ...

Lire le Deuxième Entretien - Janvier 1996 ...

Lire le Troisième Entretien - Mai 1996 ...

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