Complexité

POUR L'ART D'INVENTER EN EDUCATION- Vers une nouvelle heuristique


Colloque « La Nouvelle Économie »
Aix-Marseille III – Éducation et Politique 1996


La notion de complexité (1) et la compréhension multiréférentielle (2) sont devenues incontournables dans les sciences anthropo-sociales. La pensée complexe serait donc bien cette tentative prométhéénne d'un être humain, inscrit dans la finitude, de penser et se re-présenter l'infinie combinatoire dont il participe et qu'il essaierait d'impliquer. Le perpétuellement"enchevêtré" du monde, dans lequel il est parcelle temporelle, devrait être dit dans son discours linéaire, évènementiel et discontinu, sous une forme laissant imaginer le spiralaire du
continuum cosmologique. Sa pensée, habitée de concepts disciplinaires et réducteurs devrait être "pensée de la pensée", intuition unificatrice ou processus créateur, toujours en mouvement, évitant les stigmates des idéologies figées en théories. D'où le recours à l'imaginaire pour l'éducation et la formation future. D'où le "message de l'inconcevable... "(3)

Alors, tentons d'imaginer ce message comme incitation au projet d'une nouvelle heuristique.

I - DU PARADOXE DU CONNAITRE…

"La clef de voûte de la cognition est précisément sa capacité à exprimer la signification et les régularités… or,
l'esprit humain est la source principale de la cognition et de la connaissance".(4) Plusieurs étapes peuvent être repérées :
l'hypothèse cognitiviste, avec pour fondement les symboles, puis l'émergence comme manipulation des symboles, et enfin l'énaction, comme alternative à la représentation. Lors de la première étape, la connaissance aurait été computation de symboles, c'est-à-dire qu'être intelligent revenait à une représentation du monde, à une intentionnalité ; seulement, cette hypothèse avait pour défaut de postuler a priori, que ces représentations étaient des codes symboliques inscrits physiquement dans un cerveau-machine et aussi que les symboles étaient des représentations adéquates du monde réel… Lors de la dernière étape des sciences cognitives, le cerveau aurait fonctionné comme interconnexion massive de neurones, interconnexions pouvantêtre modifiées au cours de la vie ; d'où le nom de"connexionnisme ". La stratégie du connaître et de ses performances devenait l'activation des connexions, soit par apprentissage dit de corrélation , soit par apprentissage dit de rétro-propagation ", c'est-à-dire par imitation d'un professeur servant de modèle actif. Que serait alors devenu le
"connaître" ? Ce serait l'émergence de facultés cognitives permettant des stratégies de résolutions adéquates pour des tâches données. Et la "computation symbolique serait remplacée… par des schémas complexes d'activité des éléments qui constituent le réseau "".
Cependant, la troisième étape des sciences de la cognition évacuera le présupposé théorique de représentation
d'un monde extérieur au sujet connaissant, présupposé commun aux deux autres étapes. Elle se rapprochera du
"Dasein " Husserlien par le concept d'énaction, précisé par Varela comme le "faire émerger". La connaissance est
inséparable de notre corps, de notre langage, de notre histoire sociale. C'est une interprétation continuelle sous forme de rebondissement de questions. Là, Varela comme Heidegger, comme Merleau-Ponty, comme Foucault, annihilent explicitement le monde de la re-présentation pour se référer uniquement à la circularité de l'action, interprétation du "faire émerger". Cette interprétation retrouve l'inscription anthroposociale de l'être en devenir immergé dans un monde et le connaître n'est plus qu'un système de représentations internes. "Les facultés cognitives sont inextricablement liées à l'historique vécu ".160 Le cerveau est un organe constructeur de mondes et non miroir du monde réel. La clef de voûte de la cognition devient la faculté de "faire émerger" la signification

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II - … A UNE NOUVELLE HEURISTIQUE

Alors que la connaissance se voulait pure et détachée de toute contingence, elle se retrouve inscrite dans l'ego, dans la conscience, dans l'intentionnalité émergente de chaque projet individuel dans son "être-au-monde". D'où la nécessité du "métaphorique" ; les images évitent les connotations idéologiques des anciens modes de représentations, la vision devient modèle du processus inventif de l'imaginaire culturel : "l'acte métaphorique est le transit du sens, il est une sortie vers l'inédit… il est le moyen de l'invention intellectuelle en le considérant comme le geste heuristique par excellence… La métaphore prend comme unité d'explication la constellation complexe du sens ".(5)
Elle évite la boue sémantique du concept, concept étant entendu au sens de lire le monde de l'extérieur, l'expliciter au lieu de l'im-pliquer. En outre, la novation conceptuelle serait métamorphose des langages : cette métamorphose présupposerait, non le langage, mais un déclic intuitif de l'ordre du visuel instantané, acte même de la créativité.(6)
Et de rappeler la pensée Valéryenne dans sa lettre à Fourment. "Je ne considère pas les états mentaux en eux-mêmes ; ils sont infinis… Prends des phénomènes mentaux de n'importe quelle nature, des images, des phrases intérieures, des sentiments… Tous ces phénomènes sont comme égaux relativement à certains états :
l'oubli les atteint également, le sommeil les altère… Ils font partie d'associations et défilent… Je pense que le nombre des opérations que subissent ces phénomènes complexes, directement insaisissables est limité. Je pense que l'étude de leur existence est possible ".(7)
L'heuristique deviendrait donc déplacements, distanciations, transferts et analogies… Là serait la source du processus pédagogique. L'éclairage du connaître "se sera déplacé de la norme de départ vers un jeu arbitraire, mais légitime, parce que proprement créateur de processus".(8)


III - … ET A UNE NOUVELLE RHETORIQUE

Ce paragraphe pourrait apparaître comme un retour vers la logique formelle contre la complexité. Mais il n'explicite qu'un "jeu" de lecture expérientiel et "créateur" de multi "regards armés".(9)
Comme "l'acte de penser est environné d'un nimbe ", il semblerait intéressant de révéler ce "cristal le plus pur ."(10)
Pascal fait référence dans les Pensées à un véritable ordre génératif de la pensée, reflet de l'"esprit de géométrie ",symbole de l'"esprit de justesse " et de l'"esprit de netteté ".(11)
Selon cet auteur, il y aurait une possibilité d'appropriation de l'art du discours par des préceptes de l'art de penser. "Ils suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles ".12 Ils autorisent à juger d'un propos, "à sonder comme cette pensée est logée en son auteur, comment, par où, jusqu'où il la possède ".13 Spinoza n'aurait pas inventé l'Ethique, s'il n'avait tenté d'exposer more geometrico les Principes de la Philosophie de Descartes,14 Hegel n'aurait pas écrit la Phénoménologie de l'Esprit et découvert la dialectique — thèse, antithèse, synthèse—, s'il n'avait tenté de surmonter les contradictions de l'histoire de la Métaphysique de Platon à Kant... En conséquence, une méthodologie de lecture critique a été mise au point en vue de son apprentissage par tout étudiant ; lecture, qui enrichira de ses remarques le "pour" ou le "contre", et permettra l'élaboration du plaidoyer ou de la contradiction. Le jeu d'exploration d'autres référentiels oblige à la lecture visuelle de la multiréférentialité. Le jeu de repérages des contradictions "interne-externe" amène au déplacement permanent des "regards" et à la formation de la critique au sens fort du terme par la méthodologie de l'analyse critique. Le "double jeu" incessant institué en permanence d'une méthodologie à une autre permet d'habiter le complexe infini des significations plurielles de tout discours.
En conséquence, par un entraînement intensif des étudiants à la lecture critique, on obtient l'apprentissage de la
construction-déconstruction-reconstruction, des visionsrévisions permanentes de la pensée. On leur présente par cet essai méthodologique un codage-décodage critique de la possibilité d'adhésion des récepteurs de leur discours : art de l'argumentaire, force de la persuasion, logique de la controverse sans lesquels il n'est pas d'autonomie : autonomie constructive et dynamique du connaître, permissivité de réalisation de leur projet, seule possibilité d'émergence de leur pensée.

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CONCLUSION
POUR L'ART D'INVENTER EN EDUCATION

Que ce soit pour les élèves de terminale, pour les étudiants d'Université de cycle classique ou pour les adultes en formation, le plus important demeurera de laisser "émerger" coûte que coûte ce processus créatif de la pensée
inventive, en entrant dans des métaphores, des analogies, des jeux de discours de logiques contradictoires, dans des questionnements apparemment insolubles, dans des regards praxéologiques différents, à condition que des entraînements méthodologiques de lecture de ces différents regards aient été cultivés.15 Par la méthodologie de ce que nous avons intitulé "nouvelle rhétorique", l'enseigné, quel que soit son niveau d'études est placé devant des contraintes de logique formelle pour décoder le discours d'un autre auteur. Mais ces règles
canoniques de la pensée aristotélicienne sont soumises à plusieurs modes de lecture : le premier —architectonique logique— oblige à savoir s'imprégner d'un auteur en toute fidélité, par là même, entraîne au passage de la lecture analytique à la vision magistrale et globale de la pensée synthétique, ne restituant que la "substantifique moëlle " du texte ; le second, —lecture critique— oblige à respecter les référentiels de l'auteur, tout en lui appliquant une grille de lecture logique plus performante en ce qui concerne la validité de son discours par des regards balayants, verticalement l'enchaînement du texte, et, horizontalement chaque rouage de l'argumentation, pièce par pièce ; le troisième —analyse critique externe—, est complètement distancié, autonome et autorise l'étudiant à construire, sur la même thématique, son propre texte, enrichi de l'outil du second regard pour s'autodéconstruire et se reconstruire… Ces glissements permanents de l'analyse à la synthèse, déplacements de postures de la simple lecture à la critique interne et externe, distorsions paradoxales et conjuguées, devraient leur permettre de "réfléchir" leurs procédures de construction de la pensée et d'entrer dans le processus de l'invention de leurs propres discours.
Empreints de l'assertion aristotélicienne selon laquelle "étudier c'est s'étonner, "16 ils s'émerveilleront de ne rien
pouvoir appréhender hors de leurs processus de pensée, hors de leur "art d'inventer". Certains du principe de "l'émergence" des sciences cognitives comme concept-clef du "prendre avec", on arriverait ainsi au paradoxe éternel de la pédagogie17 ; paradoxe selon lequel le formateur ou enseignant devrait déclencher chez tout apprenant par la violence de son discours, le processus de la pensée complexe de l'être-aumonde, la permissivité de la pensée inventive face à de nouveaux défis, l'autorisation de la création entendue comme "poïesis " et "fantasia ".
Le formateur, lui aussi, se doit, tel que le montrait Polya dans "How to solve it " en 1945,18 d'indiquer ses regards compréhensifs et ses essais de plus en plus performants de résolution de problèmes. Les questions deviennent : "comment peut-on inventer telle ou telle solution ? " Pourquoi cette autre solution est plus "économique" que la première ? "C'est en essayant de comprendre les raisons et le processus de cette solution",
plus que la solution en elle-même, que la pensée avance et se construit…
Cultiver une logique intégrant le conflit de l'axiomatique du "tiers exclus" et du "tiers cherché", passer simultanément de l'oeil analytique à l'oeil synthétique dans un va et vient incessant, de la lecture d'un auteur à la construction de son propre discours, déconstruit et reconstruit de manière permanente, là est une des pistes de la formation de demain. Véritable "art de l'entre-deux" pour parodier le sous-titre du livre "L'insolite développement" de Georges Lerbet.
"L"éduquer serait quelque chose d'infini, d'interminable, d'inachevé".(19)
Ce serait, comme l'explicitait Foucault, communiquer la "volonté de savoir" mais aussi le désir d'inventer. L'école, le lycée, l'université, deviendraient les lieux où se joue "la réforme de pensée" voulue par E. Morin : "partir des
interrogations fondamentales de l'être humain " et "n'entrer dans les catégories disciplinaires que pour les connecter "20 en tant que possibilités de réponses à ces questions. Cet auteur insiste aussi sur l'"eros " ou désir nécessaire à tout acte pédagogique pour la transmission de connaissances. Il me semble qu'il faudrait aller au-delà de la "volonté de savoir" de Foucault et du "désir de transmettre" de E. Morin. L'essentiel dans cette réforme de l'éducation demeure dans l'aveu par les formateurs, de leurs interrogations et dans leur désir de montrer aux formés leurs processus d'invention et de recherche pour résoudre ces questionnements : ainsi les formés entreront dans l'autonomie constructrice de leur propre pensée jamais achevée… Ils deviendront "auteurs".(21)
La survie de toute société exigerait une école qui sache faire découvrir à tous ses acteurs ce genre de méthode ou d'enseignement des pensées dans toute leur diversité : "La diversité est une très grande valeur quant à la démocratie, quant à la société ".20 Pour les pédagogues futurs, l'art d'inventer en éducation tenterait de coupler l'un et le multiple, le permanent et le mouvant... Il serait, comme le voulait Paul Valéry, équitation mentale, dressage de l'esprit, somme toute, art de penser .... Grâce à cet art, l'avenir de l'école de demain, garantie de la culture des citoyens !...

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1 Nouvelle rationalité : a) Modélisation dialectique de J.L. LE MOIGNE articulée entre la modélisation par conjonction et par disjonction, logique de "l'entre-deux" de Lerbet.
b) Ordre d'intelligibilité supérieur : "la circularité constructive de l'explication du tout par les parties et des parties par le tout… dans le mouvement même qui les associe", véritable confluence des deux ; visage à trois faces : son unité complexe phénomènale des relations entre le tout et les parties, son interaction ou ensemble des relations actions et rétroactions qui se tissent en lui, son organisation ou caractère constitutif de ces interactions, à savoir ce qui le forme, le protège et le régénère.

2 Cf. J. ARDOINO dans Pour une praxis pédagogique de F. Imbert : "Reconnaître et postuler la complexité d'une réalité, c'est en outre admettre sa nature à la fois homogène et hétérogène, son opacité, sa multi-dimensionnalité, exigeant, pour une compréhension plus fine, une multiréférentialité".

3 De même que l'incomplétude et l'imperfection sont nécessaires pour concevoir l'existence même du monde, de même ce sont l'inachèvement, l'incomplétude, la brèche, l'imperfection au coeur de notre savoir qui rendent concevables son existence et son progrès. Seul l'insuffisant est productif… La complexité est un progrès de connaissance qui apporte de l'inconnu et du mystère. Le mystère n'est pas que privatif ; il nous libère de toute rationalisation délirante qui prétend réduire le réel à de l'idée, et il nous apporte, sous forme de poésie, le message de l'inconcevable ".

4 F. VARELA, Connaître les sciences cognitives, Seuil, 1988.

5 Cf. J. SCHLANGER, L'Invention Intellectuelle, Fayard, 1983.

6 Cf. J. SCHLANGER, La Pensée inventive.

7 Cf. cité par Simon LANTIERI dans son article "Paul Valéry et la Philosophie" publié dans Oeuvres et Critiques IX 1, (1984).

8 J. ARDOINO dans Les postures ou impostures respectives du chercheur, de l'expert et du consultant.

9 J. ARDOINO, Année de la recherche en Sciences de l'éducation, PUF, mai 1994.

10 WITTGENSTEIN, Tractatus logicus philophicus 97, Paris 1961.

11 Cf. les Pensées de Pascal.

12 PASCAL, De l'art de persuader, Section II 358b.

13 PASCAL, De l'art de conférer et aussi Logique de Port Royal d'Arnauld et Nicole.

14 Cf. Ch. PEYRON-BONJAN, Genèse d'une illusion : la création divine, thèse 1983, Aix-Marseille I.

15 Cf chapitre Logique du Discours dans "Pour l'art d'inventer en éducation", C. Peyron-Bonjan, L'Harmattan, 1994.

16 ARISTOTE, Rhétorique I 1371 a 30-34 Budé, p. 123.

17 Cf BAREL et MITANCHEY, Paradoxe de la Pédagogie et Pédagogie du Paradoxe.

18 G. POLYA, How to solve it. A New Aspect of Mathematical Method, 1945. Doubleday Anchor Books, New York, 1975, Second Edition. Cité par J. L. Le Moigne dans "Sur la capacité de la raison à discerner " à paraître dans "Les principes de la rationalité dans les sciences sociales", Editions E.H.E.S.S., Marseille.

19 J. ARDOINO, Processus Educatifs et Représentations - Entretien avec S. Moscovici E. P. H. E. Paris.

20 Entretien du 18 février 1994, Praxéologie, Complexité et Education, E. Morin avec C. Peyron-Bonjan et J. Ardoino. Tome II, Congrès A.F.I.R.S.E. 94, Aixen- Provence.

21 Cf. J. ARDOINO, Entretien du 18 février 1994, Praxéologie, Complexité et Education, E. Morin avec C. Peyron-Bonjan et J. Ardoino. Tome II, Congrès A.F.I.R.S.E., Aix-en-Provence.

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