Complexité

Pratiques Formation- Entretiens avec Edgar Morin

Premier Entretien - Février 1995

E. MORIN - J. ARDOINO - C. PEYRON-BONJAN


J. ARDOINO
Nous allons, si tu le veux bien, parler de l’éducation. Mais il faut, alors, préciser que trop souvent, dans la pratique, l’éducation reste méconnue pour ce qu’elle est véritablement, parce que ravalée à sa fonction domestique, ancillaire, au détriment de sa fonction politique.

E. MORIN
Cette question est bien effectivement une des priorités contemporaines car c’est un élément clef de l’entrée dans la culture et dans la société. Dans ces conditions, la mission des enseignants n’est plus seulement transmission des savoirs. Elle devient fondamentalement interrogative : Qu’est ce qu’on enseigne ?
A mon avis, cette question s’articule à partir de deux pôles : l’idée d’enseigner des matières et l’idée d’ “ apprendre à apprendre ”. Je crois que nous sommes aujourd’hui dans des conditions particulièrement critiques liées à la dégradation de la fonction d’enseignant ; dégradation parce qu’enseigner est devenu une fonction qui réduit l’enseignant à l’image étriquée du fonctionnaire, alors que c’était, à une autre époque, une véritable mission. Les instituteurs du début de la 3ème République étaient des missionnaires. Leur mission était effectivement pensée dans l’héritage de ce qu’ils croyaient être l’esprit des Lumières. Ils n’entendaient pas seulement transmettre des matières, du savoir, mais traduisaient une volonté de faire en sorte que le savoir devienne fécond pour la personne comme pour la société. C’était politique au sens noble du terme.
Pour des raisons historiques que nous n’avons pas à analyser, ici, il y a eu une dégradation d’un Eros et comme toujours, quand se dégrade l’Eros , la compensation que l’on demande c’est de l’argent (je ne sous-estime pas pour autant les problèmes de salaire, de traitement, de retraite etc... mais ceux-ci envahissent le champ mental de nombre d’enseignants qui ont désormais perdu le sens de leur mission). Cet eros , n’est pas seulement amour pour la tâche, amour pour les idées auxquelles on croit, mais tout autant amour pour ceux auxquels on s’adresse. En d’autres termes, il ne s’agit plus tellement d’élèves abstraits, identifiés par leur nom de famille mais d’humains auxquels on se sent attaché, lié de façon affective.

J. ARDOINO
Tu viens de souligner un aspect bureaucratique de classe déjà intelligible en termes d’économie de l’angoisse, avec la perte de la mission dans la fonction. D’un point de vue épistémologique plus général, n’est-ce pas aussi l’avènement triomphal du fonctionnalisme contemporain ?

E. MORIN
C’est en même temps la crise des Lumières. Ce qui apportait, dans le fond, la vérité ou le salut à l’époque était garanti par les progrès de la science, de la raison, de la technique, parce que l’on vivait alors selon cette idéologie. Or aujourd’hui, c’est la science qui doit être, bon gré mal gré, problématisée, réinterrogée ; bien plus, c’est la raison elle même dont il faut admettre que sous le mot “ raison ” se cachent beaucoup de choses qui ne sont pas nécessairement rationnelles.
On doit bien accepter qu’il n’y a pas des rails de l’histoire conduisant vers le mieux être, alors qu’on s’ordonnait jusque là au mythe du progrès. Nous atteignons alors une question essentielle pour notre échange. Alors que l’enseignement semblait longtemps être fondé sur un savoir affirmé (on pensait alors la science comme certitude), là se trouve l’objet de l’interrogation, plus rien aujourd’hui ne reste à l’abri, en dehors du champ de cette ré-interrogation critique. Là, est vraiment le sens d’une nouvelle mission éducative, pensée cette fois dans une perspective d’ensemble.
L’école apprend à séparer et n ’apprend pas à relier. Pourquoi ? Parce qu’on pose des disciplines comme des entités, côte à côte : de mon temps, par exemple, il y avait un professeur “ d’histoire et géographie ” (je ne sais pas si cela existe toujours dans l’enseignement secondaire), mais il est évident qu’il n’établissait jamais les liens entre la géographie et l’histoire, bien que la géographie soit une science typiquement historique, puisque c’est toute l’histoire de la terre, et bien que l’histoire soit typiquement topologique, toujours inscrite dans un espace. On enseigne des matières séparées et on n’élabore pas les liens. Les cloisonnements vont se multiplier et se durcir avec les spécialisations, et ce jusqu’à l’Université. Or, on a oublié que ce que l’on appelle la culture, c’est l’aptitude à situer un apport de connaissances dans son contexte et si possible dans l’ensemble où il se trouve. Il est évident que c’est l’aptitude à contextualiser qui rend la connaissance pertinente. Or, nous nous rendons compte que même dans des sciences très sophistiquées comme l’économie par exemple, cette économie si sophistiquée soit-elle dans sa mathématisation, sa quantification est incapable de se situer comme une des dimensions des activités humaines et ne tient jamais compte des passions, des mouvements, des mythes, des besoins de l'âme, de la chair ou du sang. C’est donc une science qui finalement manque aussi totalement du pouvoir de prédiction que des sciences beaucoup moins raffinées.
Aujourd’hui d’ailleurs un des grands problèmes de la politique, c’est que la politique s’est abîmée dans l’économique et n’est plus capable de contextualiser. Or un tel repérage s’impose pour tous les événements (que ce soit la guerre de Bosnie ou le génocide du Rwanda), et devient même impératif dans la mesure où nous évoluons désormais dans un cadre européen, qui lui même n’est qu’une province du monde et on voit mal comment on pourrait se mouvoir dans cet univers si difficile à comprendre sans cultiver en nous cette aptitude à la contextualisation.
Or qu’est ce que devrait être la culture ? Ce n’est pas seulement comme disait Edouard Herriot “ ce qui reste quand on a tout oublié ” : ce qui reste c’est justement la capacité de remonter assez rapidement aux sources de la contextualisation. Qu’est ce qui spécifiait la culture humaniste ? Celle-ci développait une sorte de gymnastique mentale à travers la littérature, la philosophie... permettant de situer les choses et d’élaborer un rapport à soi-même autant qu’un rapport au monde quelque peu élucidés.
De nos jours, on se rend bien compte qu’à travers un enchevêtrement de procédures de toutes sortes avec les experts, les spécialistes on a affaire à des gens qui ont perdu tout sens du global ; nous nous rendons compte aussi qu’avec la bureaucratisation ils ont évacué tout sens des responsabilités - c’est à dire, la faculté de se situer par rapport à un ensemble de solidarités disparues. Tous ces problèmes, remarquons le bien, ne peuvent pas être traités par des leçons de morale conjuguées à l’impératif : “ soyez solidaires, soyez responsables ”. Il faut que les personnes aient en propre les conditions dans lesquelles ils pourraient exercer leurs pratiques de responsabilité, de solidarité. Donc, à mon avis, aujourd’hui, un problème de société, essentiel à notre survie, se trouve inclus dans la question éducative. Celle-ci doit être évidemment abordée dès l’école primaire et poursuivie par la suite. Tu vois, j’en appelle, au fond, à une “ réforme de pensée ”, mieux encore à une réforme des structures de pensée, ou des paradigmes (pour employer ce mot dans le sens où je l’utilise). Elle n’est possible qu’à partir d’une première éducation. Car, lorsque l’on est habitué à penser d’une certaine façon, il y a probablement irréversibilité.
Prenons, par exemple, un problème que l’on rencontre sans arrêt, prenons le problème de l’unité et de la diversité de l’humain : ou bien il y a ceux qui ne voient que l’unité et qui gomment tout ce qui est divers comme épiphénoménal, ou bien il y a ceux qui ne voient que les diversités et qui à ce moment là sont incapables de voir l’unité. On retombe toujours dans ce type d’alternative.
Lorsque je rencontre le monde des adultes, voire des éducateurs ou des intellectuels, je propose souvent des exemples auxquels je constate qu’ils adhèrent immédiatement et facilement, mais je dois à mon vif regret enregistrer ensuite leur incapacité tenace à saisir, au niveau de leurs structures de pensée, ce que j’appelle la complexité, c’est à dire les liens. Par exemple, si j’en avais le pouvoir et la responsabilité, je réclamerais que les programmes partent des interrogations : qui sommes nous ? D’où venons nous ? Où allons nous ?... Nous sommes tout à la fois des êtres biologiques, spirituels (dans le sens psychique), sociaux, économiques...

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J. ARDOINO
C’était justement le thème d’une des réunions philosophiques de l’UNESCO, il y a quelques semaines : “ Qui sommes nous ? ”

E. MORIN
C’est aussi une manière d’entrer dans les disciplines mais en partant de nos coordonnées, de la biologie, on mobilise presqu’immédiatement la chimie, laquelle suppose à son tour la physique qui nous conduit à la psychologie, et de cette dernière on va nécessairement vers la sociologie. Autrement dit, il faudrait toujours partir de quelque chose qui permette ces “ noeuds de liaisons ”, ces enchaînements.

J. ARDOINO
Mais, dans le sens de ce que tu viens de préciser, je dirais plutôt “ qui et que sommes nous en train de devenir ? ”. Alors que l’UNESCO, en posant cette question a sous-entendu le “ qui sommes nous ”, dans le sens de la “ quiddité ” ontologique. Cette écoute permet peut être d’esquisser la frontière, à propos de la complexité, avec ce que j’appellerais la partie ingénieuse ou ingéniérique de la systémique. Elle permet la reprise par la systémique de la complexité où, au fond, cette utilisation de l’intelligence à laquelle tu fais allusion, serait toute proche de ce qu’on pourrait appeler une sorte de représentation computationniste de l’esprit. Je pense en fait que tu veux dire autre chose. Il y a place aussi dans la complexité pour une mise en relation conflictuelle, polémique, et pas seulement combinatoire. La réalité imaginée par la psychanalyse fait aussi partie de cette conception de la complexité.
Mon deuxième commentaire va éclairer le premier : tu emploies peu, toi même, dans ton oeuvre, la notion de “ dialectique ”, mais, selon moi, ce qui va différencier ce que j’appellerais l’ingénierie systémique (y compris au sens de Jean Louis Le Moigne), c’est un statut beaucoup plus important conféré à la dialectique, c’est d’ailleurs ce que tu accordes lorsque tu parles de notions contradictoires entre elles.

E. MORIN
Tout d’abord, je spécifie bien que je fais la différence entre le cogito et le computo ; pour moi, la cogitation ne se réduit pas à la computation, elle utilise la computation. Mais le problème, c’est la pensée ; or la pensée utilise des concepts systémiques mais ne se réduit jamais au système car celui-ci n’est qu’un des rez-de-chaussée d’une pensée complexe.... Le premier principe est ce que j’appelle principe dialogique. Le second principe de la pensée complexe, c’est à dire la boucle récursive, que j’appelle aussi auto-productive relève encore de la dialogique. La pensée dialogique, rappelons le est fondamentale : c’est unir deux idées qui dans le paradigme classique s’excluent l’une l’autre.
Prenons l’opposition vie/mort : récemment, on a trouvé qu’il y avait un phénomène d’adaptation cellulaire où nos cellules sont quasi programmées pour mourir et les cellules voisines les empêchent de se suicider. Je reviens souvent à ces exemples fort intéressants car ils montrent comment la vie utilise la mort dans le cycle vivant. Pour en revenir à l’enseignement, on voit en quoi le rôle de l’exemplification sera toujours majeur.
Le troisième principe serait pascalien : non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie. Il devient aussi essentiel de montrer ces processus par l’apprentissage, de donner ces instruments de pensée. La rupture avec la causalité linéaire est devenue une nécessité vitale. Maintenant, il faut montrer comment on pourrait remplacer cette causalité linéaire. L’affrontement des choses qui, à la limite, sont des contradictions est devenue aussi une nécessité vitale.
Tout ceci doit se développer dans un apprentissage de pensée qui peut commencer très tôt puisque cela peut être exemplifié de manière très concrète. De plus, tout ceci est un aspect de la “vie quotidienne ”car on partirait de l’ethos pour arriver à l’éthique, si tu veux, et on ne s’en tiendrait plus à la leçon de morale sous forme d’injonctions : “ soyez bons, soyez gentils ”, etc...
Il existe aussi tout un aspect concernant la perception : comment l’on croit avoir vu une chose “ de ses yeux vus ” et l’on se trompe... il y a même des ouvrages sur les témoignages... il y a là du concret, tu peux même faire faire des exercices de perception : qu’est ce que vous avez vu à la télévision, par exemple ? Il y a aussi la perception de notre façon de vivre ; on pourrait expliquer comment en cas de crise, on cherche toujours un coupable ou un “ bouc émissaire ”. Tout cela pourrait être travaillé au lieu de dire : “ ne soyez pas raciste ”, “ ne soyez pas...”, on devrait montrer comment on l’est.

J. ARDOINO
Montrer comment on l’est ?

E. MORIN
Montrer comment on l’est parce qu’on veut partout trouver le responsable, celui qui localise le mal, la perturbation... Je pense que la troisième mission serait de jouer un rôle d’élucidation du monde des médias dans lequel tout le monde est placé, à commencer par les gamins. Ceci ne devrait pas relever du pur et simple anathème ou du pur et simple repli mais consisterait à expliquer comment on monte les séquences, l’information... Si tu veux, là, on déboucherait sur l’éducation citoyenne avec pour visée une démocratie cognitive ; cette éducation n’a évidemment de sens que si cela se commence fort tôt.
Deux révolutions scientifiques ont eu lieu dans le siècle et favorisent cette réforme éducative. La première est très bien connue : elle est marquée par l’explosion de la microphysique. Elle a remis en cause le déterminisme des concepts, le “ clair et distinct ” ; elle a permis à Popper, Lakatos, et quelques autres, de théoriser que la science n’était plus le royaume de la certitude.
La deuxième révolution qui est en cours et qui est beaucoup moins visible, c’est ce qu’on peut appeler la révolution des sciences systémiques. Des disciplines se regroupent autour d’un concept systémique comme “ l’éco-système ”, en écologie, et même d’un concept qui s’amplifie comme la “ bio-sphère ”: dans la bio-sphère tu n’as pas seulement la géologie, la géographie, le climat, la zoologie, tu as aussi l’espèce humaine et l’industrie... De même, les sciences de la terre sont un merveilleux regroupement de toutes les disciplines qui n’étaient pas reliées. De même, la cosmologie utilise différentes disciplines pour essayer de situer le monde.
Puis, malheureusement, des sciences n’ont pas fait leur révolution, comme la sociologie et la biologie. Cette dernière est pourtant en principe la science la plus avancée mais elle est extraordinairement disjointe, depuis l’éthologie et la parapsychologie jusqu’à la biologie moléculaire. Montrer comment les connaissances peuvent s’articuler est essentiel. Si on a une pensée organisationniste (pensée dans laquelle la connaissance n’est pas une accumulation de choses comme dans les dictionnaires, mais dans laquelle les savoirs essentiels sont liés), et si on enlève tout le jargon technique, ésotérique, cela permet des discussions entre citoyens... discussions des problèmes fondamentaux révélés par la science sur notre univers : où sommes nous, où allons nous ?...
Donc, selon moi, ces problèmes là devraient faire partie, disons-le, de la réforme de pensée, de la réforme de l’enseignement. La réforme de l’enseignement, c’est la réforme de la pensée. Ne croyez en rien que je néglige les questions de locaux, de crédits, etc... mais malheureusement on recommence toujours : on fait des programmes abstraits, ou encore on veut purement et simplement adapter l’enseignement aux conditions économiques et techniques ou encore, ce qu’on veut sauver de la culture c’est ce que l’on appelle bêtement le “ tronc commun ”! Mais, qu’entend-on par là ? La culture ne peut exister de nos jours que sous la forme d’une communication entre la culture humaniste traditionnelle et les données fondamentales des sciences. La culture ne peut être que cela ; sinon il n’y a pas de culture.

J. ARDOINO
Etablis-tu alors une relation entre le statut du cognitivisme et cette vision des choses ?

E. MORIN
Le cognitivisme demeure en fait un agrégat de conceptions non reliées car sous l’étiquette du cognitivisme se sont rassemblées d’abord les neurosciences, ensuite différentes théories comme le connexionnisme, le computationnisme... enfin, peut être la psychologie cognitive animale. Il lui manque l’essentiel, à savoir la dimension philosophique et épistémologique : l’instrument qui porte sur la connaissance est la connaissance elle-même d’où le problème de la connaissance de la connaissance.

J. ARDOINO
Pour se rassurer, les cognitivistes s’obstinent à transformer des processus en procédures.

E. MORIN
Et surtout, ils ne recherchent pas l’unité complexe. Bien entendu, on ne pourra jamais unifier le langage neuro-cérébral et intersynaptique avec le langage des mots et des pensées puisque l’esprit et le cerveau sont deux faces d’une même réalité. Il faudrait que les cognitivistes essaient de complexifier . Mais, les sciences cognitives demeurent trop souvent des “ sciences normales ”, au sens le plus réducteur du terme. Ils ont oublié cet aspect clef : à savoir, l’objet de l’étude, l’esprit humain est le même que l’instrument avec lequel on étudie. Ils ont complètement oublié ce problème de la relation, de la réflexivité. Il n’y a pas de réflexivité. De temps en temps, quelques uns disent : il faut une théorie du sujet, mais après ils “escamotent” cette question car ils sont incapables de la penser. Ces sciences demeurent à un stade seulement pré-révolutionnaire.

J. ARDOINO
Tu parles souvent de “réforme de la pensée”, de “réforme de l’esprit” ; or, le sens classique de “réforme” est le retour à la pureté primitive etc... alors qu’en fait, est-ce bien dans le sens de “révolutionner” que tu l’entends ?
E. MORIN
Oui, mais je peux dire “réformer” dans la mesure où il y a eu des déformations, et où l’on peut (sans faire de l’orthodoxie aucunement) donner une forme qui corresponde plus aux aptitudes fondamentales de l’esprit humain. Je peux maintenir ce sens de réforme. Je pense même à un sens métis : réforme et révolution.

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J. ARDOINO
Mais, en même temps, tu dis bien : “l’esprit ne peut aujourd’hui qu’inventer, puisqu’il n’y a plus les certitudes d’antan”. Donc, il invente en même temps à travers les questionnements. C’est pourquoi, selon moi, le mot réforme est ambigü.
E. MORIN
Mon idée serait que dans le fond, chaque fois que l’on passe d’un niveau inférieur à un niveau supérieur, les débuts du niveau supérieur sont inférieurs en complexité au niveau ancien. Par exemple, les bactéries en organisation sont d’une extrême complexité unicellulaire ; tandis que, les premiers polycellulaires sont des groupements, des agrégats, dans le fond assez rudimentaires. Il faut attendre longtemps pour qu’arrivent les végétaux, les animaux. Par exemple encore, en ce qui concerne notre perception, il est intéressant de comprendre le regard, soit comme focalisé sur un détail, soit comme panoramique. Nous avons pour avantage de pouvoir choisir la synthèse, l’analyse, et de pouvoir revenir du particulier au global, du global au particulier etc... Nous avons des processus de perception assez raffinés encore que nous n’ayions pas l’acuité visuelle sensorielle de certains animaux. Nous avons quelque chose de très complexe qui fonctionne dans chaque perception. Mais, en ce qui concerne l’esprit, notamment la rationalité, nous sommes encore des brutes, des barbares. Et justement, je crois qu’il faut développer ces aptitudes sous-développées. Nous sommes encore à une époque disons “ cromagnonienne ” des notions de l’esprit humain,... Le vrai problème serait de permettre aux aptitudes naturelles de l’esprit de passer à ce stade conscient en reprenant d’une autre façon la formule de Freud : “ Là où il y avait le ça, Je dois advenir ”. Reprendre cette phrase dans le sens où c’est surtout le Je conscient qui doit advenir, pas seulement par rapport au soi ou au sur-moi... ou à n’importe quelle instance , tout en sachant que sans ces instances le Je conscient n’existerait pas.

J. ARDOINO
Tu penses à la fonction critique.

E. MORIN
Oui et autocritique bien entendu, car il faut toujours penser la fonction critique et autocritique. La conscience est la conquête ultime de l’humanité et par là même, la chose la plus fragile, la plus vacillante, capable d’égarements épouvantables... Donc nos sens peuvent s’égarer, mais notre conscience peut s’égarer encore plus . Pourtant c’est désormais ce dont nous avons sans doute besoin pour survivre, ou pour éviter la catastrophe. Il y a dans cette révolution-réforme une tâche vitale, pas seulement pour les nations mais pour l’humanité.

J. ARDOINO
Je suis en train de repenser la définition de la complexité dans le dictionnaire. J’y retrouverais ces quatre composantes :
1 - Le holisme bien sûr, puisque c’est la toute première qui a donné le systémisme etc...
2 - L’hétérogénéité ensuite, car la complexité ne peut pas se penser sans hétérogénéité. La complexité est multiréférentielle, parce qu’hétérogène.
3 - La temporalité, car il ne peut pas y avoir de complexité en dehors de la temporalité, parce tu l’as dis toi-même, et c’est tout le problème du vivant, tu as dis c’est vital, effectivement c’est vivant.
4 - La question du sens, c’est à dire les significations et, par conséquent, de la fonction critique.
Or, en général la complexité (le plus souvent par les systémiciens) n’est donnée avant tout qu’en termes de holisme ou en terme de boucles, mais pas nécessairement en termes d’hétérogénéité.

E. MORIN
Moi, ma définition de la complexité c’est avant tout un défi. Le premier défi vient de l’incertitude ; il peut avoir différentes sources, bien entendu. Le deuxième défi vient par la suite, il s’agit de relier : ce sont les deux choses ensemble qui nous amènent à la complexité. Cela étant dit, je pense justement, que le holisme seul n’est qu’un réductionnisme au tout ; je pense qu’il faut habiter la phrase de Pascal “ je ne peux connaître les parties que si je connais le tout, mais je ne peux connaître le tout que si je connais les parties ”. C’est une navette entre les parties et le tout, justement la pensée complexe dépasse cette alternative de termes antagonistes que seraient le holisme et le réductionnisme. Il faudrait passer du tout aux parties et des parties au tout, la compétence sur les parties nécessitant celle sur le tout et vice versa.
L’hétérogénéité de même à condition de saisir l’unité de l’hétérogénéité, c’est à dire que les deux sont absolument reliés ; là aussi, c’est la navette de l’un et de l’autre, étant donné qu’effectivement c’est dans la diversité que se trouve le trésor de la vie, de l’humanité, des cultures... Et je dirais, plus c’est divers, mieux c’est, car les rencontres entre les divers sont créatrices de nouvelles diversités. Autrement dit, le métissage n’est pas un aplatissement du divers mais une création de divers.
La multiréférentialité c’est essentiel à condition d’y inclure l’idée de la boucle, à savoir essayer de “faire le circuit” entre les références différentes sans pour autant les unifier. On ne peut pas les unifier ; par exemple, si je veux connaître la connaissance d’un point de vue sociologique, j’essaierais d’étudier toutes les conditions historiques, sociales, culturelles concernant la conception de la thermodynamique, mais si je ne vois que ceci, j’ai tendance à faire du réductionnisme sociologique. Si je veux voir le côté anthropologique de la connaissance... je tends à occulter le sociologique et je tends à ne voir que l’anthropologique. Si je vois tout cela du point de vue de la logique... Autrement dit, chaque point de vue de référence, est un point de vue qui tend à occulter les autres ; donc, il faut les avoir en même temps, mais il faut être capable de passer de l’un à l’autre en sachant qu’on ne fera aucune unification, on est bien d’accord.
Maintenant la question du sens finalement, moi je n’emploie pas tellement ce terme, je ne sais pas très bien pourquoi...

J. ARDOINO
Je mets dans “sens” ce que tu as mis dans “conscience” tout à l’heure.

E. MORIN
C’est à nous d’élire nos finalités. Elles vont donner du sens pour vivre nos actions.

J. ARDOINO
Alors un mot qui nous mettrait probablement d’accord serait la réflexivité, c’est à dire la prise de distance avec en même temps l’interrogation.

E. MORIN
D’ailleurs, j’ajouterais que dans cette “ réforme de pensée ” je réhabiliterais fondamentalement le principe de l’auto-examen qu’auparavant on appelait introspection. On a balayé cela comme non scientifique, alors que nous avons des exemples absolument fabuleux dans Montaigne et dans d’autres auteurs. L’auto-réflexion a toujours besoin d’être accompagnée par la critique venant d’autrui. Je pense que l’important est ce principe : pas d’observation sans auto-observation. Se situer toujours soi-même dans sa connaissance est une nécessité : le connaissant doit s’intégrer dans sa connaissance, idée absolument clef et fondamentale.
FIN du Ier entretien.

 

Lire le Deuxième Entretien - Janvier 1996 ...

Lire le Troisième Entretien - Mai 1996 ...

Lire le Quatrième Entretien - 20 Juillet 1997 ...


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