Chercher où se situe la brèche essentielle dans le processus de pensée
d’E.Morin, brèche à transformer en ouvertures, ouvertures incluant des questions
auxquelles il n’est pas possible de répondre à l’aide des seules ressources
internes du système de pensée est passible de la « cour de haute trahison » et
même de double altération puisque son processus de pensée est lu et trahi par
autrui. Cependant cette trahison se justifie par le choix de l’herméneutique contre
celui d’une lecture quasi-dogmatique. La richesse d’une oeuvre ne se traduit-elle
pas dans ses interrogations toujours déjà ouvertes pour de multiples interprètes ?
Sur l’histoire des oeuvres : de la macro-histoire à la micro-histoire 2
Soit l’on entre dans un tableau diachronique doctrinal dans lequel telle
oeuvre ou tel auteur emplit tel chapitre de manière catégoriale et somme toute
pérenne, tableau « prêt à enseigner » telle ou telle discipline (littérature, peinture,
architecture, philosophie, sociologie, psychologie...), et l’on se trouve dans une
construction systématique dite « objectivante ». Soit l’on tente une micro-histoireévènementielle de telle ou telle oeuvre (tout ou partie), de tel ou tel auteur, en les éclairant à l’aide d’une topique récurrente subjective et interprétative choisie et
décidée par la pensée de l’historien comme filtrage essentiel de la compréhension
de l’oeuvre toujours plurielle. Dans le premier choix, l’historien demeure
rédacteur de synthèses enseignables et académiques ; il demeure « répétiteur des
oeuvres » en les enchaînant. Dans le deuxième choix, l’historien-questionneur
invente une problématisation décalée à partir du repèrage d’une ou de plusieurs
brèches3) par son mode de lecture qui insuffle vie et altération à tout ou partie de
l’oeuvre par ses interrogations.
E.Morin dans La Méthode n’étant pas assignable à une discipline mais
plutôt à une méta-théorie sur une concaténation de savoirs pluriels et indiquant
lui-même deux entrées pour la Pensée complexe, il me semble important de cibler
la focalisation sur ces dernières afin d’y deviner quelques enchevêtrements à éclairer puis à questionner.
Les théories propédeutiques pour la pensée complexe et leurs présupposés
fondateurs.
Dans La Méthode deux théorisations sont présentes et signalées comme
entrées de la pensée complexe :
• la propédeutique pour une pensée non linéaire se trouve être de l’ordre de la
théorie de l’information, processus de rétroaction cybernétique, entrée dans la
récursivité, sortie de la causalité linéaire pour une causalité circulaire.En tant que
rez de chaussée, cela retranscrit fort bien la genèse du processus de pensée de
l’auteur lors de ce qu’il appelle dans le livre Mes démons sa « deuxième
réorganisation génétique » à l’occasion de son travail de recherche dans le
Laboratoire Américain du Salk Institut.
Mais cette « réorganisation génétique » n’est en rien bouleversement
paradigmatique. On peut découvrir comme sous-jacent à tout discours tel ou tel
paradigme car il témoigne de certains concepts fondamentaux, des catégories
maîtresses de son intelligibilité ainsi que des relations logiques entre ces concepts
ou catégories. Par exemple, lorsque Bachelard écrit son épistémologie noncartésienne
en vue d’une pensée constructiviste, il s’inscrit toujours dans une
philosophie de la représentation où les concepts de sujet et d’objet demeurent
présents. Il dit lui-même sa volonté de « distordre les couples conceptuels de la
métaphysique classique, tels réalité/apparence, Etre/non-être, abstrait/concret,
vrai/faux, sujet/objet...; cependant les distordre, c’est encore les garder comme
fondements même si le sujet influence son objet de connaissance en l’étudiant et
perd l’espoir de pouvoir cibler l’essence inaliénable du réel pour n’en pouvoir
construire qu’une connaissance dite «approchée». D’ailleurs, certains titres de
Bachelard témoignent de son appartenance au rationalisme : Le rationalisme
appliqué et Le matérialisme rationnel , titres dans lesquels sa démarche
épistémologique se révèle plus être une volonté d’interaction réciproque de la
raison et de la matière que le rejet de leur existence ou de leur séparation.
Or, dans la théorie de l’information, reprise par E.Morin en amont de la
construction de sa pensée, les concepts d’espace, de temps et de causalité
demeurent présents. L’espace demeure à deux dimensions, même si la ligne se
boucle en cercle ; le temps de l’ « input » et de l’«output » ne sont en rien
confondus, même s’ils interagissent l’un sur l’autre ; le principe de causalité
demeure toujours premier, même si la boucle récursive permet le rebondissement
de la cause en effet et de l’effet en cause car ce n’est, ni au même moment du
parcours de la boucle, ni dans le même espace-point du cercle. Demeurent donc
sans aucune remise en question les séparations de l’avant et de l’après, les
parcours différents et pluriels du cercle et le principe de causalité.
• cet étage propédeutique dont le principe fondamental est la rétroaction entendue
au sens de Wiener, appliqué à la théorie biologique de l’auto-organisation,
implique la deuxième entrée de la pensée d’E.Morin, à savoir la pensée auto-écoorganisationnelle,
fer de lance de la théorie des systèmes complexes.
Quel serait l’historique épistémologique de la systémique complexe ? En
premier lieu, le concept de système est héritier du concept de structure. Or, le
structuralisme ne s’érige pas contre la théorie atomiste mais privilégie la
recherche d’un modèle combinatoire organisationnel des unités isolées afin
d’expliquer tel ou tel « phénomène »-au sens Kantien-.En second lieu, cette
première logique organisationnelle est incluse dans une autre logique
organisationnelle, à savoir la systémique. Le concept de « système fermé » peut
alors être défini comme correspondant à des interactions de structures entre elles,
interactions non modifiables par l’environnement dans lequel le système se
trouve ; tandis que celui de « système ouvert » combine de manière enchevêtrée
les interactions internes et leurs modifications dues à l’inclusion du système dans
tel ou tel environnement qui rejaillit sur la logique organisationnelle, et ceci de
manière indéfinie...Plus ces enchevêtrements d’interactions internes-internes et
internes-externes seront nombreux et dépendants de facteurs aléatoires, plus le
système ouvert sera dit « complexe ».
Tentons maintenant de visualiser cet historique : qu’il s’agisse de points
séparés sur une ligne, qu’il s’agisse d’une organisation de ces points en
structures, qu’il s’agisse d’organisations plus compliquées de ces structures en
systèmes fermés, voire même d’organisations hypercompliquées de ces structures
en systèmes ouverts aléatoires et dits complexes, la fondation originaire
paradigmatique est toujours empreinte d’un mode de pensée disjonctif et
réducteur même si la focalisation du regard s’ancre dans des concepts de plus en
plus ouverts.4 De plus,tous ces modes de lecture organisationnelle sont toujours
modélisables et, par ce faire, appartiennent toujours à une philosophie de la
représentation dans laquelle tout chercheur construit sa modélisation de telle ou
telle réalité complexe(5), modélisation rétro-agissant sur ce même chercheur(6)-
Et comme tout chercheur exprime dans ses textes son appartenance à un
mode spécifique de raisonnement issu de son paradigme originaire, essayons de
creuser cette question.
Les résonnances des paradigmes dans les modes de pensée.
Tout processus de pensée d’un chercheur participe comme toute activité
cognitive de « résonnances constitutives »(7) habitant certains modes de
raisonnement. Par exemple, un penseur cartésien réside dans une logique
constituée de deux substances exclusives l’une de l’autre -res extensa et res
cogitans -(8), ces deux substances finies étant créées par un Etre divin extérieur à
elles puisqu’infini(1séparé de 1+1disjoints). Cette logique peut être compliquée
comme dans la dialectique platonicienne où la séparation sensible-intelligible se
couple avec l’opposition visible-invisible dans un espace autre que celui du
Monde des Idées(1+1 fois 1+1 vers 1-à savoir le Cosmos unitaire et harmonique-
) ou comme dans les trois moments de la dialectique hégélienne en vue de la
réalisation de l’Esprit (2 vers 1-thèse-antithèse vers synthèse- couplée avec 3
vers 1-les trois moments de la dialectique vers le Savoir Absolu)...
Or, lire les auteurs cités ci-dessus avec ce mode de pensée identitaire et
permanent(9), c’est se référer au paradigme Parménidien : « l’Etre est, le Non-être
n’est pas, le vrai ne peut être faux en même temps... ».
Les théories propédeutiques, permissivités d’entrer dans la complexité future
d’Edgar Morin, connotées par lui-même de « rez de chaussée » de la pensée
complexe appartiennent à ce même paradigme.
Alors quelle serait la clef d’ouverture originaire du processus de pensée
complexe ? Appartient-elle à un autre paradigme, sachant que la théorie de
l’information et la théorie des systèmes ne demeurent que des passages
propédeutiques obligés afin d’auto-éco-organiser nos visions trop ponctuelles
mais demeurent sous une paradigmatique originaire identique ? E.Morin y répond
lui même dans un entretien que nous avons eu en mai1996 à Paris : « seule la
pensée dialogique est le coeur de la pensée complexe ».Tentons donc de
l’expliciter.
• la pensée dialogique, aporétique vivante indicible et inexplicable où tout
système est et demeure en même temps anti-système, où la computation n’est pas
jonction-connexion comme dans la langue des ordinateurs mais
“fusion/tension”10.Si je segmente et tente d’expliquer les contraires dans leur
seule opposition(11), je ne suis plus penseur complexe, car je pense alors en
logique disjonctive. Si pour lire la récursivité, je m’en tiens à la cybernétique, je
n’entends pas la boucle spiralaire et indéfinie qui la « dépasse de tous côtés ».(12) Si
pour entendre l’hologramme , j’explicite le texte des deux infinis de Pascal en
allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit et inversement, je perds les
fondamentaux du principe hologrammatique complexe puisque je pose les deux
infinis comme bornes séparées13...Or, Pascal indique très précisément ce point
abstrait de « fusion-tension » par le vocable « entre14 les deux infinis ».
Et si enfin, pour entendre la dialectique Hégélienne, je n’entre pas par la
dialogie et n’en sors pas en imagineant à chaque niveau de la boucle récursive le
point unitaire de résolution méta-théorique comme une dyade déjà oppositive, je
n’entends rien à la Dialectique Hégélienne15.. Ce mode de lecture renversant sans
cesse l’identique singulier dans le non-identique duel est sous-tendu par la
mouvance et l’incertitude, principe clé du paradigme Héraclitéen. Mais, plus
précisément qu’est-ce qu’un mode de pensée dialogique ?
Le dialogique selon E.Morin : de la dyade à l’« unitas multiplex »
Afin d’entendre ce qu’est une dyade, il est nécessaire de remonter à la
langue grecque et à son mode de fonctionnement linguistique. Chaque mot
exprime en lui deux significations oppositives tenues ensemble car leurs sens
opposés ne se comprennent que l’un à partir de l’autre : par exemple, techne
ouvre en même temps sur l’art et l’artisanat et sur le mot de technique dans sa
connotation plus moderne commentée par Heidegger. La plupart des vocables
importants s’expriment en faisant coexister sans cesse l’unité et la dyade des
opposés. De la même manière afin d’entendre Platon16, il ne faut pas le lire
comme un latin qui séparerait l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible, les
apparences et l’Etre, mais entendre que l’ombre est le reflet de la lumière et ne se
définit que par son appartenance et image « à l’inverse » de cette lumière, et viceversa.
Nous sommes donc toujours lorsque nous pensons dialogiquement(17) dans
un mode d’aperception qui tient ensemble la lecture séparée et exclusive des
contraires avec la lecture immanentiste, réflective et téléologique des définitions
des opposés l’un par l’autre. D’où les dyades privilégiées par E.Morin :
« ordre/désordre » et «continu/discontinu » Et l’on retrouve Héraclite qui refuse
tout autant l’Un momifié que l’Univers pluriel afin de mettre en exergue le « perpétuel écoulement de toutes choses par lequel les contraires se renversent
ironiquement les uns dans les autres tout en étant conscient que c’est dans le
devenir lui même que se trouvent l’Un et le permanent » (18).
Cependant, toujours en dialogie, la dyade se compliquera dans d’autres
conceptualisations en « unitas multiplex». Cette notion monadique Leibnizienne
est héritière de Plotin et de sa lecture de Dieu « un et multiple tout ensemble »
dans le livre V de la cinquième Ennéade. Le principe d’Héraclite mêle 2 en 1 et 1
en 2 dans leur conflit et habitat permanents. L’« unitas multiplex »(19)de Leibniz « intersection abstraite exprimant l’infinité »autorise l’immanence de l’infini en 1
en même temps que la singularité originale et monadique. Toute monade ou unité
singulière contient en elle l’Univers en l’exprimant spécifiquement car chaque être n’est qu’un éclairage particulier du tout. Bien évidemment les prédécesseurs
de Leibniz,à savoir Pascal et Spinoza (Substance infinie/modes) ne sont pas étrangers à ce retour vers Plotin.
Pour entendre la complexité d’E.Morin on ne peut que s’imprégner des
dyades héraclitéennes « ordre/désordre » et « permanence/devenir » en les
enrichissant des dyades « fini-infini » et « continu-discontinu » de l’unitas
multiplex . Mais pour vivre sa paradigmatique, il est nécessaire de tenir en
dialogie les deux visions du Monde : gréco-latine Parménidienne ainsi que grécoorientale
immanentiste en énonçant les axiomes Pascaliens : « Le Tout est plus
grand que la partie » et simultanément « le Tout est moins grand que la partie »,
tout comme « La partie est plus petite que le Tout » et simultanément « la partie
est moins grande que le Tout ». D’où la difficulté, voire l’impossibilité d’une
formalisation de cette manière de penser, puisqu’on doit, en même temps penser
ces visions du monde comme séparées, complémentaires et susceptibles d’être
unies et, en même temps les fusionner. Selon moi, lorsqu’Edgar Morin dans le
tome III de La méthode tentait une requête de formalisation et d’union des deux
paradigmes auprès d’un ami logicien, il revenait en amont à la propédeutique de
son propre processus de pensée. Car, il écrit assez souvent : aucune traduction
formelle ne peut rendre compte de ce « Tout indicible et conflictuel ». La pensée
complexe ne peut être modélisée, c’est un « défi », une « attitude », expressions
rappelées fort souvent dans les débats des Journées Thématiques en 1998 à
Paris(20).
Etre un penseur complexe selon E.Morin, c’est savoir simultanément « computer »(21) et « cogiter ». La “computation” est entendue autrement que dans
le langage informatique ; il s’agit de “fusion-tension” en raison de la dyade
unitaire et oppositive. Quant à la « cogitation », elle rappelle l’« unitas
multiplex » : « conception de l’unité dans le divers et le multiple et simultanément
conception du divers et du multiple dans l’un ».
Et si un philosophe se reposait la question « comment comprendre la
complexité ? » il répondrait : par les aperceptions simultanées et de la dialogie
(incarnée dans les apories de la connaissance présentes chez Pascal, Leibnitz,
Nietzsche tout comme dans la vie des grands mystiques comme Thérèse d’Avila
et Saint Jean de La Croix), et de la réflexivité du cogito cartésien(22), “idée de
l’idée” en entendant par « idée », l’« idée du corps » comme Spinoza(23).
Premier questionnement et première brèche :
Pourquoi trois principes de la pensée complexe alors qu’un seul d’entre
eux, le dialogique, serait à l’origine et au coeur du processus de pensée complexe
? Cette brèche se situerait dans l’enchevêtrement d’une propédeutique énoncée à
l’aide de deux principes, la récursivité et l’hologrammie (encore lus de manière
non complexe afin de sortir de la pensée linéaire), et de la pensée complexe
s’ancrant dans la dyade et la monade.(24)
Trois interprétations de lecture d’E.Morin demeurent possibles :
• Soit on lit les principes de la récursivité et de l’hologramme de manière figurée
et ils demeurent alors des principes didactiques de mise en doute d’une
philosophie par trop linéaire. Le cercle opère une première transformation de la
droite en la fermant. L’hologramme, figuré par des droites et des points nous
réclame, afin d’être compris, d’être vu de manière géométrique mais aussi sous
forme métaphorique par la projection des points et des droites en des « points
abstraits ».; d’où la permissivité d’« approcher » de manière non complexe le
dialogique par cet exercice. Dans cette interprétation, seul le principe dialogique
demeure le principe de toute pensée complexe.
• Soit l’on s’en tient aux précisions données parfois par Edgar Morin lui même et
on irrigue la récursivité et l’hologramme de visions dialogiques. Comment ? La
récursivité serait et « cybernétique » avec l’exclusion réciproque de l’entrée et de
la sortie dans leur mouvement circulaire et « roue des contraires » dans un
mouvement de génération spiralaire des états contraires - reprise d’un thème
pythagoricien indiqué par Platon dans la première partie du Phédon : par
exemple, toute chose passe du chaud au froid et vice versa mais en n’oubliant pas
que ce devenir exige un sujet unitaire du devenir-. D’ailleurs la lecture
Morinienne de la dialectique Hégélienne retranscrit cette circularité spiralaire
indéfinie de méta-niveaux en méta-niveaux en s’intéressant plus à la dialectique
des « ruses de la Raison » (à chacun des méta-niveaux) qu’à la « Réalisation de
l’Esprit Absolu » comme finalité de la Phénoménologie de l’Esprit .(25)
L’hologramme se doit lui aussi d’être tenu comme figure géométrique et en
même temps comme conceptualisation de l’immanence du fini et de
l’infini....Mais en ce sens aucune théorisation ne pourrait se réclamer de la
Pensée complexe, pas plus le connexionisme des neuro-sciences que la
systémique complexe car ils n’habitent pas en dialogie...De nombreux auteurs se
disant moriniens seraient alors fort déçus par cette interprétation.
• soit encore l’enchevêtrement de ces deux modes de lecture souvent exprimé
comme construction de son processus de pensée par E. Morin dans La Méthode
: en amont, propédeutique des principes lus de manière non complexe puis
énoncé du principe dialogique afin d’entrer dans la complexité, et enfin le
principe dialogique irriguant les deux autres principes pour penser la complexité.
Evidemment, cette brèche entre trois principes ou/et un seul irriguant les
trois peut s’ouvrir vers d’autres lectures et chaque lecture sur d’autres « pensées
vivantes » dont la discussion témoignera après cette communication.
Des difficultés de transfert héritées de cette brèche : aperception,
enseignement et langage.
S’interroger sur le transfert des principes de la pensée complexe nécessite
le rappel de la définition du transfert d’apprentissage donnée par M.Genthon
dans son habilitation « notion entre apprentissage et cognition, entre savoir et
sens », « véritable jeu », « outil de transformation » lié à la conscience des
brèches en ouvertures ,voies de passage et de dépassement. Le transfert
s’alimente ainsi d’un jeu conjoint d’élucidation et de problématisation, de
processus internes et externes qui se contrarient tout en se générant
mutuellement.(26)
Les difficultés demeurent l’aperception de la dialogie et la possibilité de
son enseignement compréhensif sachant que notre mode de représentation
véhiculé par le langage est d’ordre distinctif. Si l’on entre par notre langue soustendue
par des modes de pensée disjoints, qu’ils soient simples (2 séparés de 1)
ou croisés (2 fois 2 séparés de 1) et si l’on complique leurs croisements grâce à
de nombreux exemples, on demeure en pensée de l’hyper-complication...Si l’on
entre par la logique inclusive grâce à certains modèles philosophiques et
mathématiques, on pourra plus facilement revenir à l’« imprinting » de
l’exclusion, mais on n’aura pas forcément permis le mode de pensée dialogique
devant simultanément « séparer/unir » les opposés et les «définir/finaliser » l’un
par l’autre dans une « fusion » non-oppositive.
Alors, comment faire entendre la « fusion-séparation » des principes et des
logiques à ceux qui poseraient séparés et seulement séparés puis réunis les deux
modes de pensée. D’ailleurs, la langue française permet-elle la transcription de la
pensée complexe ? Edgar Morin dans ses écrits tente toujours d’inscrire les sens
contraires dans deux morceaux de phrases oppositives ; malheureusement, le
lecteur demeure face à un discours linéaire, composé de mots, de phrases et de
paragraphes séparés!...Ce mode de fonctionnement non dialogique de la langue
française autorise tous les contresens, incompréhensions et trahisons exprimées
chez plusieurs interprètes par les seuls vocables de « pont », de « liens »,
d’« unions, d’« articulations », de « complémentaires »...Certes ces vocables,
parties prenantes de la logique exclusive, sont présents dans le premier morceau
de telle ou telle phrase du discours morinien afin de témoigner d’une aperception
de la dialogie mais ils sont toujours suivis de l’aperception de la logique inclusive
dans le deuxième morceau de la phrase, morceau souvent précédé des
expressions « en même temps » ou « simultanément ». Malheureusement les
lecteurs ne retirent de leur lecture que la première aperception, à savoir celle du
mode de pensée exclusif dans lequel leur « vision du monde habite ».
Alors n’aurait-il pas mieux valu afin d’éviter ces confusions transcrire
plutôt le discours de la complexité sous forme d’« aphorismes »(27) ouvrant plus
vers l’imaginaire d’une lecture plurielle d’« unitas multiplex » et aussi vers cette
« rationalité irrationnelle » dont Héraclite, Pascal, Nietzsche et Valéry sont
porteurs ?
De brèche en brèche...
Et là pourrait s’entrouvrir une autre brèche que cet article ne travaillera
pas. Pour quelles raisons E.Morin -comme d’ailleurs G.Bachelard- écrit-il des
livres différenciés avec un pan de son oeuvre plus épistémologico-philosophique
comme les tomes de La Méthode et un autre pan de son oeuvre plus poéticolittéraire
comme Amour, poésie, sagesse pour ne citer que la dernière publication
? Ceci témoigne-t-il encore de croyance au mythe de la scientificité ce dont il se
défend ? Il ne le semble pas ; mais plutôt est-ce du à la focalisation des livres de
la Méthode sur un « phénomène »(nature, vie, connaissance, idées) entendu en un
sens néo-Kantien comme le fit Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit
(histoire, droit, morale, religion, histoire de la philosophie...) et pas en un sens
phénoménologique de l’évènement existentiel « hic et nunc ».
Cependant, il serait malhonnête de réduire l’oeuvre d’Edgar Morin à ces
deux seuls pans. Dans d’autres écrits avant La méthode lorsqu’il partait d’un
évènement tel « la mort » ou « l’an zéro de l’Allemagne » ou encore « la rumeur
d’Orléans », il les « travaillait » de manière pluri-référentielle. Certes, la pluriréférentialité
témoigne d’éclairages par des disciplines multiples tout comme par
des discours autres que disciplinaires (la mythologie par exemple...) de tel ou
tel fait social ou politique mais pas encore de pensée dialogique. Par contre,
récemment, lorsque cet auteur écrit des analyses d’évènements politiques dans
les quotidiens, il utilise souvent le mode de pensée dialogique : par exemple, pour
n’en citer qu’un, l’article « Le double regard » à propos du conflit israélopalestinien
lors de l’été 1997 dans le journal « le Monde ». Mais, ce mode de
pensée est aussi exprimé lors de la transcription de « carnets ethnographiques »
tels Une Année Sisyphe et Pleurer,aimer, rire et comprendre ou encore
d’autobiographie intellectuelle comme Mes démons : dans ces textes sont livrés
en dialogie sa vie et sa réflexivité de chercheur international de la fin du XXème
siècle.
Tout ceci tendant à conclure et synthétiser mon interprétation/altération :
•les quatre premiers tomes de La méthode auraient été sur chacun des thèmes
envisagés la constitution de son processus de pensée sur la complexité : de la
systémique organisationnelle éclairée par la dyade « ordre-désordre » ou encore
par le « travail des contradictions » de Hegel à leur enrichissement Plotinien,
Pascalien et Leibnizien du singulier/pluriel et d’une vision « finie/infinie » et
« continue/discontinue »...
•L’accent mis sur le dialogique comme « coeur de la pensée complexe » résonne
plus fortement lors d’entretiens et de conférences à partir de 199228 , date qui
simultanément marque l’arrêt de l’écriture de La Méthode et la préférence pour
d’autres genres de textes(29) .
Que seront alors les tomes cinq et six de La Méthode ? Témoigneront-ils
de cette brèche constitutive du processus de pensée d’E.Morin ? La masquerontils
simplement un peu plus rapidement tout en la conservant en raison du vécu
réflexif de la construction de ce processus de pensée sur d’autres thèmes dans les
tomes précédents ? Seront-ils des manières de revisiter les contenus des autres
tomes à partir d’un niveau méta-théorique plus élevé ? Prendront-ils des thèmes
plus existentiels que phénoménals ? Ou seront-ils porteurs de toutes ces options à
la fois ?
Et en ultime interrogation, E. Morin inventera-t-il un autre genre d’écriture
« imprévisible et indicible » étonnant les fidèles et éclairant les défis de la
complexité dans toute leur vivance ? Nous sommes tous impatients de le lire afin
de le savoir...
RIO.1998 -Atelier « La Pensée Complexe »
C PEYRON-BONJAN, Professeur des Universités-LYON LUMIERE IIDirecteur
de recherches au Laboratoire C.I.R.A.D.E.-Université Aix-Marseille I.
Membre du Conseil scientifique présidé par E.Morin au Ministère de l’Education Nationale.
1 ce mot est au singulier car une seule brèche sera creusée dans l’article ; bien évidemment elle rebondira sur
d’autres brèches qui ne seront que suggérées...
2 se référer pour ce paragraphe à la conclusion rédigée par G.Lebrun « Devenir de la philosophie »du tome III
du livre Notions de philosophie sous la direction de D.Kambouchner publié chez Gallimard en novembre
1995.
3 les philosophes de la déconstruction l’intitulaient « faille ».
4 du point sur un vecteur à une organisation de vecteurs, puis à une organisation d’organisations de vecteurs,
puis à une organisation aléatoire et toujours mouvante due aux interactions des organisations des organisations
de vecteurs...
5 complexe est pris ici dans le sens ordinaire de la langue française et pas dans son sens épistémologique
morinien.
6 cf Le Moigne La Modélisation des systèmes complexes-.
7 cf Peyron-Bonjan in « Le sujet : mythe et en-jeu de l’éducation » in Actes du Colloque de l’A.F.I.R.S.E. 1997
à Rabat-Maroc.
8 substances séparées dont l’ union s’opère chez l’être humain dans la « glande pinéale ». Le mythe de cette
glande demeure encore vivace aujourd’hui (cf les expériences ayant permis l’invention du produit appelé
mélatonine.
9 Il existe cependant, d’autres modalités de lecture des auteurs (logique immanentiste et inclusive, couplage des
logiques exclusives et inclusives...) certains auteurs s’y prêtant mieux que d’autres. Pour ne prendre qu’un
exemple la lecture de Descartes par Husserl dans les Méditations cartésiennes focalisant sur le doute et le
cogito n’appartient pas au même logos que la lecture insistant plus sur le Discours de la Méthode.
10 reprise d’une métaphore trouvée pour une communication au colloque M.C.X 1997 à Poitiers et acceptée par
l’auteur : « cette métaphore aide si l’on songe à la fois à la fusion et à la tension et à condition de savoir
intégrer l’opposition de ces termes »
Le signe / se voudrait signe du dialogique (impossible à représenter).
11 je préfère les vocables d’opposés et de contraires plutôt que de contradictions car ce dernier demeure trop
connoté par la logique des propositions.
12 « Wiener a fait émerger la notion de boucle, mais la notion de récursivité en son sens complexe dépasse de
tous côtés la cybernétique... » cf Entretiens 1996 E.Morin.
13 cf Morin : « je loue Pascal d’être dialogique...ceux qui sont dans le principe hologrammatique non
complexe, ce sont tous les tenants de l’analogie du microcosme et du macrocosme. Or cette idée est
excellente mais possède un défaut : pour elle le microcosme est le miroir du macrocosme mais elle oublie
l’hologrammie : c’est que le point est singulier tout en ayant en lui le tout. »
14 quoique ce mot puisse être entendu dans son sens habituel (entre deux choses séparées) et non de manière
Pascalienne.
15 souvent dans les textes d’E.Morin on trouve cette appellation de la dialectique en lieu et place de la dialogie
mais c’est parce que sa focalisation de la dialectique trouve son coeur dans la dialogie.
16 contrairement à son enseignement en classe de terminale qui reflète la logique indiquée dans le paragraphe
précédent, logique dépendante du mode de pensée parménidien.
17 cf E.Morin in Entretiens avec J.Ardoino et C.Peyron-Bonjan le 20 juillet1997 : « la dialogie maintient
ensemble la complémentarité des antagonismes et les antagonismes des complémentarités. Alors si ceux qui
me lisent n’entendent pas ensemble, c’est qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas entendre et leur univers
m’est étranger »
18 cf M.Piclin Les philosophies de la triade , Paris, Vrin, 1980.
19 « point abstrait », singulier, reflétant le tout et les autres singularités à sa manière unique, mais en même
temps, intersection non figurée de toutes les multiplicités, explicitera Leibniz.
20ors de sa nomination par le Ministre de l’Education nationale comme Président du Conseil scientifique pour
la mission : « quels savoirs enseigner dans les lycées »
21 par le choix de l’ expression d’E.Morin, j’essaie de dépayser le lecteur et de retranscrire l’indicible dyade tel
qu’il la définit : « perception du différent dans le même et perception du même dans le différent »-cf Méthode
III p.117-. Il ne faut surtout pas le lire avec sons sens technologique américain.
22 tous les titres des tomes de La méthode en témoignent : la nature de la nature, la vie de la vie, la
connaissance de la connaissance...
23 en raison du parallélisme des deux attributs que nous connaissons : l’étendue et la pensée.
24 monas = unitas multiplex.
25 cf Deuxième Entretien Morin, Ardoino et C.Peyron-Bonjan 1995.
26 le « transfert » se nourrit justement de l’idée de brèche dans le système de pensée entendue selon Gödel et
Tarski.
27 E.Morin m’avait répondu lors du quatrième entretien le 20 juillet 1997 : « il faudrait effectivement se
résoudre à ne plus rédiger sous forme de discours organisés »
28 j’entends ici la priorité essentielle du principe dialogique ; car, dans La Méthode ce principe y est énoncé
comme les deux autres et en même temps que les deux autres.
29 dont les premiers du genre « carnets ethnographiques » publiés en 1994 et 1995 furent vivement critiqués
par les pairs ; à croire qu’ils avaient oubliés de lire tous les « simultanément » dans les quatre livres de La
Méthode, ou encore que sur deux phrases accolées, ils en sautaient toujours une!...
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