Epistémologie et Complexité- vidéos, colloques, articles

Christiane Peyron-Bonjan : Essai de lecture épistémologique des Sciences de l'éducation.
EN question - Les Cahiers de l’année 1996-Cahier 3


Il semble important de réinscrire les Sciences humaines et tout particulièrement les Sciences de l'éducation dans le logos et l'épistémè (1) sous peine qu'elles n'encourent le risque majeur de s'appauvrir en oubliant leurs fondements. Il me faut donc tenter une approche théorétique de la"connaissance de la connaissance". Or, il est impossible de "travailler" l'épistémè des Sciences de l'éducation inscrites dans les sciences humaines sans se référer à leurs sources d'inspiration issues des fondements de l'histoire du logos. Ma formation en histoire des idées peut me permettre d'entrer dans cette lecture diachronique.
Je m'attacherai donc à la thématique de la connaissance et, plus précisément, aux âges épistémologiques des Sciences de l'éducation et à certains de leurs paradigmes. La genèse épistémologique des Sciences de l'éducation va de l'analyse systémique et d'une recherche d'optimalité dans les "technologies éducatives" à l'approche systémique où on utilise le concept de système comme méthodologie ou heuristique et enfin à l'approche "projective" dépendante de la "vision du monde" et de la surdétermination due à la posture du chercheur. C'est sous cette inspiration que le concept de multiréférentialité témoin de la dialectique permanente des regards différents et hétérogènes, de J. Ardoino prend toute son ampleur.
Plusieurs îlots se dégagent de l'épistémè des Sciences de l'éducation : celui de la croyance en un "sujet" qui peut connaître des "objets" grâce au paradigme de "l'univers cablé" (Le Moigne) ou au "grand paradigme d'Occident" (Morin). Ce paradigme est "de caractère à la fois sémantique, logique et idéo-logique" car il "contient pour tout discours s'effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de l'intelligibilité en même temps que le type de relations logiques entre ces concepts ou catégories".
Le paradigme de l'"univers câblé" dépend d'une méthode analytique et réductionniste, hypothético-déductive toute cartésienne et d'une logique du tiers exclu de type syllogistique. Se dégagent aussi le paradigme relativiste
de l'objet construit par le chercheur, connaissance organisée de type structuraliste et systémique, puis le paradigme dialogique du "nouveau constructivisme" (Le Moigne) où le processus de connaissance est "organisé et organisant", où la méthode est complexe (Morin), c'est-à-dire "critique et prospective", et dans lequel la logique peut être celle du tiers inclus. Ces différentes options hantent tout le développement de la recherche en Sciences de l'éducation.
Afin de poursuivre ma recherche dans le champ des Sciences de l'éducation, je me dois d'inscrire une "carte" de tous les types de recherches existants à ce jour, "carte" établie à partir des critères de choix des chercheurs, à savoir leurs référentiels, leurs modes de raisonnement logique, leur méthode et leur épistémè. Cette carte amène aux questionnements suivants : les Sciences de l'éducation sont-elles encore à l'âge protoscientifique ou tracent-elles le chemin d'une autre rationalité ?
Il est impossible de "travailler l’épistémè" des Sciences de l’éducation inscrites dans les Sciences humaines sans se référer à ses sources d’inspiration issues des fondements de l’histoire du logos. (2) .


I - Du logos à l’épistémè

1. L’aporie fondatrice

Deux pères fondateurs du logos, Parménide et Héraclite sont essentiels. Ils instituent deux lignées de pensée.
• La première reflètera la permanence de l'Etre et son décodage possible par l'esprit humain grâce à la méthode et à la certitude des "idées claires et distinctes" cartésiennes ; cela servira de fondement aux sciences et à leurs objets spécifiques décryptés analytiquement par un esprit positif. Sur son parcours, les bornes essentielles seront Platon, Descartes, Comte...
• La seconde s’irradiera dans la mouvance de l'Etre et dans l'impossibilité de le décrire sans le perdre : elle sera la source du relativisme de toutes choses et du scepticisme qui en découle, celle de la prégnance de l'apparence sur l'observateur nécessairement impliqué, celle de la science comme idéologie nouvelle de l'"homo sapiens" devenu "homo demens". Sous cette lumière, Protagoras, Nietzsche, Valéry...
Somme toute, on pourrait hypothétiquement penser une disjonction forte pour lire l’histoire du logos : soit un "credo" scientifique d'un homme certain de pouvoir devenir "maître et possesseur de la nature", nature posée face à lui et explicable par son "cogito", soit un doute hyperbolique traduisant l'impossibilité pour un homme impliqué dans le monde de pouvoir le décrire dans son inépuisable richesse à moins d'imaginer que ses visions du monde ne soient le monde, péché d'orgueil démésuré !... Alors comment la recherche va-t-elle pouvoir se définir dans la modernité ? Là, se pose à nouveau le délicat problème du statut épistémologique des Sciences humaines et, parmi celles-ci, des Sciences de l'éducation. Une première solution serait de ne se déterminer que pour la première lignée fondatrice et l'épistémè au sens canoniquement positiviste serait sauve. L'homme serait réduit en de multiples parcelles, toutes objets de sciences spécifiques. Il y aurait donc, à juste titre, des Sciences humaines et, parmi ces dernières, des Sciences de l'éducation, chacune d'entre elles livrant le décodage analytique et modélisable abstraitement de chacun de leurs objets. Par exemple, on se complairait à expérimenter, vérifier, quantifier l'objet-sujet "homme" —psychologie expérimentale—... on expliciterait les procédures les plus "performantes" (3) dans chaque discipline pour que l'objet-sujet "élève" s’approche au mieux des savoirs déjà constitués—didactiques—...
Une autre solution consisterait à n'être fidèle qu'au second héritage et il ne pourrait plus être question de "science" au sens comtien du terme mais d’idéologie ou de "fable de la connaissance", au sens de Nietzsche…
G.G. Granger (1975), partie prenante du premier héritage dans certains de ses textes, posait la question en ces termes : "s'il est vrai que les Sciences de l'homme sont et doivent être associées à l'action, comment et jusqu'à quel point peuvent-elles demeurer des sciences ?" . Car, comment traduire conceptuellement et de manière opératoire les diverses significations des faits humains ? Une rationalité est-elle envisageable pour les Sciences de l'homme et a fortiori pour les Sciences de l'éducation ? Ne serait-elle pas pure mythologie comme le pense Feyerabend (1989), puissance d'intégration des faits humains dans une signification d'ensemble de la réalité humaine ?
Comment le chercheur, conscient de sa nécessaire inscription historico-conceptuelle, de son choix paradigmatique, des contraintes linguistiques pourrait-il encore imaginer un ou des modèles épistémologiques sans s'abuser lui-même? La deuxième approche fondatrice nous installerait définitivement dans une épistémè impossible. L'expression "Sciences de l'éducation" serait alors illusoire (Peyron-Bonjan, 1994) ....
Mais les fondements théoriques héritiers de l’histoire des idées doivent-ils être lus de façon aussi simple et aussi dichotomique ?

 

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2. Du métissage des fondements

Parménide lui même ne doutait-il pas de l'Un lorsqu'il priait : "Accordez moi une seule certitude, ô dieux..." (...) "fût-ce une simple planche sur la mer de l'incertitude, juste assez large pour y dormir ! Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne me donnez que la seule, la pauvre certitude toute vide" (Cité par Nietzsche,1969, p. 71) ? Platon, lui aussi, ne réintroduisait-il pas, dans sa ligne de dialectique ascendante pour la connaissance, de l'invisible dans le sensible, à savoir l'aperception de l'idée de beau dans les perceptions des corps, et du visible dans l'intelligible, telles les figures de géométrie, "figures fausses" sur lesquelles on peut raisonner juste ? Descartes n'avait-il pas montré le doute de la première méditation de si magistrale façon qu'il eût logiquement été impossible d'en sortir comme le disait Leibniz dans ses Animadvertiones ? Méditations première et seconde dans lesquelles Husserl pouvait lire la fondation de la phénoménologie !…
Enfin, Aristote n'était-il pas plus complexe dans ses précisions conceptuelles que ses lecteurs et traducteurs du Moyen-Age n'avaient voulu nous le présenter lorsqu'il articulait la connaissance et l'action ?
Pour exprimer l'ordre du connaître quatre termes : phantasia —imagination—, aiestesis —sensation—, dianoia —pensée judicatoire—, hupolepsis —jugement—. Mais ces quatre facultés s'organisaient en deux séries distinctes : la première mettait le jugement à part, car il fallait libérer l'objet de la sensation grâce à l'imagination afin que le jugement puisse être valide, et c'était là l'origine de l'interprétation classique du connaître ; la deuxième mettait la sensation à part, en l'opposant à la pensée qui incluait l'imagination et le jugement, et c'était là le moteur d'une possible interprétation phénoménologique. "Car la sensation des sensibles propres est toujours vraie au contraire de l'opinion, de l'intuition intellectuelle et de la science toujours passibles de vérité ou d'erreur. La séparation et la combinaison ne sont pas dans les choses mais dans la pensée" (Granger, 1976, p.14 sq.). Seule la sensation est présentation, la pensée est toujours représentation.
La richesse de l'analyse aristotélicienne allait plus avant lorsqu'elle essayait de différencier la science et l'action : on y retrouvait plus que de simples dichotomies binaires entre praxis et logos, entre praxis et theoria, entre prattein et poein ou entre praxis et poïesis. Une perversion de la pensée grecque s’immiscerait dans tout discours présentant ces concepts de manière d’abord disjointe, par exemple sous forme de paradigme s’opposant colonne à colonne (Imbert, 1994 p.160). Cela ne signifie pas que ces concepts n’étaient pas distincts chez Aristote, mais plutôt que leur distinction n’était pas toujours aussi marquée que certains effets de surdéterminations, dus aux postures, ne nous le laisseraient entrevoir, en raison du dialogisme de la pensée grecque.
Ainsi Imbert (1994, p. 160) affirme que "la poïesis se constitue dans le cadre d’un système "moyens-fins", lequel une fois développé, réalisé, a épuisé la séquence du faire (...) nous nous trouvons en présence d’une activité imparfaite, d’un "mouvement" et non d’un "acte"… les fabricateurs n’ont rien à partager avec leur fabrication. La relation relève d’une perspective mécaniste". Pour quelles raisons porter un jugement de valeur négatif sur le "mouvement" qui est l’objet d’un livre entier de la Métaphysique d’Aristote (II K9) et qui, de plus, est sous-tendu par l’entelecheïa ou passage de la puissance à l’acte ?…
Si, pour Aristote, les sciences théoriques s'intéressaient à, et reposaient sur, la détermination des essences, c'est la considération des genèses qui jouait un rôle principal dans les sciences pratiques. En ce sens, l'introduction des concepts de "temporalité" et d'"altération" de J. Ardoino en Sciences de l'éducation respecte les fondements aristotéliciens. Or, "cette interversion des rôles de la genèse et de l'essence peut être prise comme un des caractères qui fondent la spécificité du fait humain" (Granger, 1976, p.353). De plus, nous trouvons chez Aristote les difficultés d'une connaissance appliquée, difficultés qu'il essayait de résoudre par des degrés intermédiaires de connaissance. Certes, chez Platon et Aristote, la pure theoria demeurait connaissance de l'immuable et de l'éternel et s'opposait à l'action ou praxis ; cette opposition réside dans l’ordre de la définition en logique et non pas sous l’appréhension de l’être humain vivant en marche vers la connaissance ; aucun de ces deux auteurs sinon n’aurait fondé respectivement l’Académie et le Lycée.
Car la praxis concernait tout aussi bien les affaires humaines que l'exercice des facultés du vivant, telles pour l'homme, son intelligence et son raisonnement. Certes, les sciences pratiques avaient leur principe dans le choix délibéré (4) de l'acteur et les sciences poïétiques avaient leur principe de mouvement dans un agent extérieur, mais cet agent pouvait être soit un art, soit un intellect intuitif, soit une autre faculté. D'où l'aveu d'Aristote lui même (Aristote, 1140 a) : ces deux sortes de sciences admettaient des variations et devaient être complétées par une connaissance de leur fin relative. L'apologie de la praxis et le rejet de la poïesis seraient un effet de surdétermination d'une lecture moderne d'Aristote et ne reflèteraient en rien la richesse de ces notions, combinant sans cesse le "visible-invisible" de toute pensée grecque.
D’autres auteurs, et parmi eux Passeron, lieront toutes les activités humaines de création, qu’elles soient d’art ou de science, à la "poïesis". "La poïétique ? Est-elle d’ailleurs si nouvelle que cela ? Sans remonter à Aristote, à Lessing, ..., sans parler de tous les artistes qui ont réfléchi sur leur travail, saluons P. Valéry, l’inventeur du mot, sinon de la chose. Obligé de se démarquer de la poétique, … il propose la poïétique spécifique du faire : "le poïen, dont je veux m’occuper est celui qui s’achève en quelque oeuvre et que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’oeuvres qu’on est convenu d’appeler oeuvres de l’esprit" (Passeron, 1991) .
"On ne peut donc pas se représenter séparément, d’une part, des activités humaines, des actions, des actes, des conduites, des productions, des créations, relevant uniquement d’une "praxis" parce que contenant en elles leurs propres fins et, d’autre part, des produits seulement instrumentalisés d’une "poïese”, asservis à d’autres fins, extérieures. Il y a continuellement interférence entre ces différents ordres qui concourent à de telles réalisations." (Ardoino, 1994, p. 113). Mais cette interférence entre différents ordres pose problème à un auteur tel que G.G. Granger. Et "si les sciences non théoriques prennent pour objet les conditions de l'activité bonne ou de l'opération réussie, la connaissance elle-même, dans son exercice est un acte". Il en résulte l'équivoque "d'une science pratique et poïétique qui, en tant que connaissance, doit être absolument distinguée de l'action bonne mais qui, en tant qu'exercice du connaître est elle même un objet non théorique" (Granger, 1976, p.337/338). D'où les difficultés des Sciences de l'individuel et, parmi elles des Sciences de l'éducation, ces dernières balançant sans cesse dans leurs fondements conceptuels entre la tentation de la praxéologie, entendue comme logique de l'action efficace, et celle d'une réflexion plus générale sur les processus de connaissance (5) .
Or, le péché de tout essai de praxéologie serait "d’essayer de prendre l’action humaine comme un objet de connaissance et de chercher à établir des lois de l’action humaine afin d’inférer "l’action efficace" en postulant par avance l’"efficacité" (Le Moigne, 1994, p. 113).
Ainsi seraient privilégiés exclusivement les cultes du "management" et de la "performance" (Ardoino, 1994, p.109 et 140) chers aux Sciences dites d’organisation et véhiculées dans le système éducatif par la formule "l’Ecole de la réussite".
Les Sciences de l’éducation devraient-elles alors investir la poïétologie comme le suggère J.L. Le Moigne (1994, p.113) —poïesis étant entendu au sens de Passeron (1991, p.433/442) qui se réfère à Valéry (1938) ? Nous reviendrons sur ce sujet plus avant.
Après avoir rappelé le "nomadisme des concepts” (Stengers, 1987), venons-en à un éclairage épistémologique.

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II- Hypothèse de lecture de l’épistémè des Sciences de l’éducation


Nous rappellerons l’évolution épistémologique des Sciences de l’éducation selon l’axe "objet-champ-méthode" et dans cet axe d’analyse, nous éclairerons plutôt les altérations du couple "sujet connaissant, objet connu", à l’aide de l’article de J. Ardoino et G. Berger, "Les sciences de l’éducation comme analyseurs paradoxaux des autres sciences" (1994) : de "l’objet réputé extérieur" à "l’objet construit, parce qu’explicitement représenté" : “Dans cette perspective, l’objet est représenté comme tenant à l’ordre de la réalité, en amont de toute démarche scientifique qui a surtout pour objectif de le nettoyer de ses impuretés ou de débarrasser le chemin y conduisant de tout ce qui pourrait distraire de sa saisie. La démarche scientifique est une ascèse, condition de la découverte, quand ce n’est du dévoilement (a-lèthéia …) et, l’objet, précédant la connaissance qu’on s’en donne, reste extérieur à celle-ci. L’objectif est de parvenir à retrouver la transparence idéale de cet objet par sa décomposition (analyse), par sa réduction en éléments de plus en plus simples, voire plus purs, à la faveur d’un éclairage approprié". (Ardoino & Berger, 1994, p.30), et de "l’objet construit" à "la relativité" : “Lavé de ses scories ou débarrassé de toutes les impuretés inutiles, l’objet peut être représenté, comme déconstruit, puis reconstruit. A travers la même démarche, il est ainsi libéré de ce qui le rendait impur et devra être reconstruit pour accéder au statut d’objet scientifique, en même temps que le savant s’affranchit de sa subjectivité et de sa particularité, pour devenir sujet épistémique universel… En ce sens l’objet s’oppose au système". (Op. cit. note 220, p.30/31)
Cela nous suggère une hypothèse de lecture de l’épistémè en Sciences de l’éducation sous forme de genèse.

1. L’âge "théologique" des Sciences de l’éducation

Il ne faudrait pas imaginer l’emprunt du vocable "âges" comme représentation d’une succession sur la flèche du temps, car les Sciences de l’éducation "multiréférentielles" habitent encore peu ou prou toutes ces orientations ; la formulation est voulue comme "analogon " stylistique de A. Comte dans son Cours de Philosophie positive.
Dans leur scientificité à "l’âge théologique" (6), les Sciences de l’éducation, par souci de respectabilité et de légitimité scientifiques, cherchent leurs références épistémologiques dans le "champ des Sciences dures" (Ardoino et Berger, article sus-dit, p.13) en empruntant le paradigme de la causalité et en postulant les objets de recherche comme extérieurs aux chercheurs. Elles résident dans le cartésianisme et pensent la séparation du sujet et de l’objet. Les deux sont postulés comme existants : dans la relation pédagogique, le maître est le sujet de la relation et l’élève son objet. "Nous trouvons, par exemple, sous ce"chapeau", les psychologies du comportement dont l’ambition consiste à vouloir démonter le sujet pris comme objet selon une vision mécaniste de l’homme et de la société. Elles tendent à chercher à développer des isomorphismes entre l’être-objet et la description que l’on peut donner. Ces isomorphismes sont aussi bien théoriques que pratiques. Ainsi, dans cette
perspective, former un enseignant compétent reviendrait à en faire un homme qui appliquerait les acquis de la "science" au plus grand nombre, pour le plus grand bien économique de tous en opérant selon des procédures modélisées idéalement, et simplificatrices, sans embarras mineurs, et grâce au recours à un “causalisme explicatif fondamental.
" (G. Lerbet, 1994, Tome 1).
On trouve aussi cette tendance dans l’approche intitulée "Evaluation sommative" : "la question est donc bien, pour l’évaluateur-examinateur d’évaluer des produits (résultats, comportements), des procédures (méthodes, techniques que l’élève s’est plus ou moins appropriées et qu’il utilise), et des rapports entre les produits et les procédures. Il s’agit là des objets de l’évaluation sommative” (J.J. Bonniol, 1988).
Les Sciences de l’éducation sont alors positivistes et objectives.
"L’objectivité va reposer essentiellement sur deux opérations : premièrement, sur celles de mesure qui sont les conditions du repérage de la conformité des résultats, deuxièmement, sur l’hypothèse de la réduction du sujet connaissant à un simple sujet épistémique interchangeable… ceci se traduisant par toutes les procédures docimologiques dont la fonction est de réduire au maximum la subjectivité des appréciations de telle manière qu’on puisse en homogénéiser les pratiques et les assimiler à ce que seraient des pratiques scientifiques de type universel” (Berger, 1988, p.44). Par exemple, De Ketele et Roegiers, dans l’article "Le recueil d’informations, l’évaluation, le contrôle, la mesure, la recherche : Serviteurs et Maîtres " ne renient ni la mesure, ni la démarche hypothético-déductive, même s’ils privilégient pour la recherche la démarche inductivohypothético- déductive.
Si on analysait les options sus-dites en Sciences de l’éducation à l’aide de l’Analytique Transcendantale kantienne, elles se liraient alors sous les"catégories" de "quantité", de "causalité" et de "concept".
A "l’âge théologique", l’épistémè des Sciences de l’éducation serait empruntée de manière analogique aux Sciences dures sans avoir réfléchi sur la justification de cet emprunt. Or, "elles avaient assimilé de manière hâtive des objets-sujets hétérogènes avec des objets inertes et homogènes" (Ardoino-Berger, 1994, p.35).
C’est la croyance en l’universalité de la démarche scientifique qui justifie l’appellation d’âge "théologique". La critique d’E. Morin (1994) sous forme de boutade : "Si l’on voit quelqu’un pleurer, on ne demande pas : donnez-moi deux gouttes de vos larmes et je les regarde au microscope, il y a du sel …" s’érige contre cela.

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2. “L’âge méta-physique“ des Sciences de l’éducation

Dans leur scientificité à "l’âge méta-physique" (7), les Sciences de l’éducation ont épousé le modèle constructiviste Bachelardien. Rappelons la démarche épistémologique de ce penseur. Parti d'une réflexion sur la démarche de la science, dans son travail de détermination de l'être du phénomène, Bachelard (1928) parvient à une nouvelle conception de l'objet de la connaissance, en même temps qu'à une nouvelle expression des thèses philosophiques traditionnelles que sont le rationalisme, le réalisme et l'idéalisme, auxquelles il reproche d'être figées, insatisfaisantes parce que trop éloignées .


2.1.- La notion de connaissance approchée : "L’objet construit"

Bachelard, digne héritier de la construction kantienne du phénomène par le sujet (Kant, 1781) ouvre La Formation de l’Esprit Scientifique sur cette phrase célèbre : "Rien ne va de soi. Rien n’est donné, tout est construit" (Bachelard, 1938, p.14). Il s’érige en contradicteur du Discours de la Méthode par une épistémologie qu’il veut non cartésienne. Fondamentalement moderne, pour lui "un discours sur la méthode ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique". Les idées d’une "épistémologie historique" et d’une histoire épistémologique en découlent : "Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance." (Cité par J.L Le Moigne, 1988, p.34). Il sera simplement contingent.
Mais au fait, qu’entend Bachelard par "objet construit"?
Il ne faut pas entendre le mot en un sens trop étroit, comme désignant l'écart existant entre une détermination quantitative et l'objet réel qui y correspond, ou même comme la détermination de la précision de l'approche de cet objet ; il s'agit d'une démarche, constitutive de toute connaissance scientifique, qui s'approche du réel : elle n'est pas approximative, mais "approchée" avec une plus grande précision (Bachelard, 1928, p.70), car elle "s'approche" à travers un effort de constitution plus précise de l'objet. Ceci suppose, d'une part, la réduction de la détermination phénoménale à la mesure, et, d'autre part, la fixation minutieuse de méthodes de mesures différentes suivant les degrés différents de précision.
Tout est inclus dans les lignes suivantes : "Devant le réel le plus complexe, si nousétions livrés à nous-mêmes, c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nous chercherions la connaissance : le monde serait notre représentation. Par contre, si nous étions livrés tout entier à la société, c'est du côté du général, de l'utile, du convenu, que nous chercherions la connaissance : le monde serait notre convention. En fait, la vérité scientifique est une prédiction mieux, une prédication. Nous appelons les esprits à la convergence en annonçant le nouvel essai scientifique, en transmettant du même coup une pensée et une expérience, liant la pensée à l'expérience dans une vérification : le monde scientifique est donc notre vérification” (Bachelard, 1934) .
Se trouve donc posée une des idées les plus fortes de la philosophie de la connaissance : celle de la solidarité intime de la pensée et du réel. On ne peut admettre, ni une pensée séparée du réel, qui ne serait qu'une pensée vide et immobile, ni un réel étranger radicalement à la pensée (8) ; la pensée n'existe que dans son effort pour constituer le réel, le réel n'existe qu'en tant qu'il confirme les "projets" de la pensée qui le pose en le conquérant. C'est ce qu'affirme nettement le titre de deux des derniers ouvrages : d'une part, le rationalisme n'est tel que s'il est appliqué, mais d’autre part, le matérialisme n'est tel que s'il est rationnel…
Des considérations qui précèdent résulte la conception de l'objet de la connaissance : le constructivisme, car l'objet n'est jamais donné mais construit ; il est posé par une démarche qui unit l'abstrait au concret, qui s'efforce de recréer le concret à partir de l'abstrait. Et même, on ne part jamais du simple, qui serait livré —au contraire le simple est un point d'arrivée à partir de la mise en oeuvre d'un processus de simplification— (9) La connaissance de la réalité n’ayant d’autre réalité que la représentation que s’en construit un sujet, l’interaction "image de l’objet et sujet est précisément constituée de la construction de la connaissance". La réflexion épistémologique (Le Moigne,1990, p.81/140) n’est plus définie par son objet mais par son projet, et les méthodes qu’elle mettra en oeuvre ne s’évalueront plus à l’aune de son objectivité mais à celle de sa projectivité encore entendue comme pertinence par rapport au système observant de telle ou telle proposition construite. "Le
psychologue, le psychologue industriel, le psycho-métricien, le psycho-sociologue, ne peuvent se contenter de décrire ou de chiffrer, ils ont des décisions à prendre, des choix à préconiser. L’utilité devient ainsi, elle-même, un point de référence dans le champ des probabilités. Qui s’intéresserait en effet à évaluer un programme de formation ou n’importe quelle autre activité sociale, s’il ne percevait pas à la clé la décision de poursuivre, modifier ou abandonner cette action ?
" (Ardoino, 1990, p.72).
Cependant, la projectivité entendue comme "pertinence" ou "utilité" n’estelle pas encore réductrice, et Bachelard aurait-il voulu cette réduction ? Sa construction théorique aurait-elle pu, au contraire, aller jusqu’à refléter par anticipation le concept d’"organisation", organisation structurale ou systémique? Cela semble envisageable.
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2.2. La notion de connaissance "organisée"

• L’invention de la structure
Ce terme de "structure" (Dosse, 1991) ou "architecture" désigne originairement la manière dont un édifice est bâti, puis celui d’une description selon laquelle les parties d’un être concret s’organisent en une totalité. Au XVIIe et XVIIIe siècles, ce terme se modifie quant à la perception du corps de l’homme (Fontenelle) ou à celle de la langue (Vaugelas). Il recouvre alors de nombreuses applications —anatomie, physiologie, géologie, mathématiques—. En ce qui concerne les sciences sociales, ce terme ne sera consacré qu’à la fin du XIXème siècle par Durkheim (1895) dans le livre : Les Règles de la Méthode Sociologique, livre érigeant ce principe : "ne considérer les faits humains que comme des choses". Le concept de structure sera propagé en sciences humaines par les linguistes, concept réapproprié ensuite par toutes les autres disciplines. (10)
• Du concept de "structure" au concept de "système"
Ce n'est pas contre la théorie atomiste des choses que le concept de structure apparaît mais plutôt afin de mieux expliciter l'événement social, psychique, ou même pictural. Valéry dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci montrait que l'élément du tableau n'a de valeur que par rapport au reste de la toile dans sa globalité, que la figure générale était esquissée avant les figurations plus précises et que parfois in extremis, le peintre accusait certains traits avant de livrer son oeuvre. Alors, la recherche structurale tenterait de fournir un modèle global, formalisant les données du réel dans sa diversité à l'aide de combinatoires, de réseaux d'opérations signifiants. Michel Foucault explicitait ceci ainsi : "on dira qu'il y a science humaine, non pas partout où il est question de l'homme, mais partout où on analyse des normes, des règles, des ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de ses contenus" .
Que ce soit la démarche linguistique (Saussure - Chomsky - Hjemslev), anthropologique (Lévi-Strauss - Foucault), architecturale (Violet Le Duc - Vitruve) ou encore psychologique (Piaget - Wallon), toutes participent de ce postulat : les unités isolées sont sans signification, seule la combinatoire structurée de l'interpénétration de ses éléments deviendra la loi de composition de la totalité de l'objet scientifique visé par chacune d'entre elles. D'où l'idée d'une première logique organisationnelle avec les concepts de "mise en relation", de "transformation", de "structure profonde", de "modèle". Cette première logique organisationnelle sera incluse dans une autre logique organisationnelle : celle régie par le concept-clef de "système". "Le concept de système procède de celui de structure et l’enrichit à la fois ". Le concept de système pourrait être défini comme correspondant à un ensemble d'éléments qui interagissent entre eux et même parfois avec le milieu extérieur ; tandis que celui de "structure" ne révèlerait que le principe d'organisation de l'objet scientifique considéré. Ce terme de principe explicite qu'il n'est pas descriptif de l'objet au sens d'une complétude, mais qu'il montre l'indiscernable constitution de l'objet en éléments non équivalents, constitution dite par des lois organisationnelles. Si donc l'on désire partir de l'ensemble des données, la structure sera obtenue par réduction du système.
Mais il semble difficile d'entrer dans la logique systémique sans faire allusion à la notion de fonction définie comme l'ensemble des propriétés qu'un objet manifeste dans son environnement et le rôle qu'il y joue : le comportement d'un objet ou d'un système aura, soit des propriétés intrinsèques, c'est-à-dire indépendantes de son environnement, soit des propriétés extrinsèques à savoir d'interactions avec l'environnement.
Alors que la "structure relationnelle" va décrire les aspects qualitatifs des propriétés du système, isolé ou pas, sans que ce système ne soit capable de modifier son comportement, la "structure dite totale" explicitera les aspects qualitatifs des propriétés du système dans un environnement variable et interagissant sur son comportement. Cependant, pour transcrire une étude complète des phénomènes, il sera nécessaire de coupler ces deux structures.
"Etre une structure comprend les trois caractères de totalité, de transformation et d’autoréglage. Ces deux caractères de totalité et de transformation ne peuvent trouver de consistance que si les interconnections reposent sur une organisation qui, provisoirement au moins, pourra demeurer stable. Cela implique qu’ils ne peuvent avoir quelque cohérence que si on leur adjoint nécessairement le caractère “d’autoréglage." (Lerbet, 1986).
"Une telle vision de la structure, vision qui fonde la méthode structuraliste, en exprime aussi, subrepticement, les limites. En effet, le reproche classique fait aux structuralistes par leurs adversaires dévoilent les carences du concept quand ceux-ci soutiennent que la structure ne gère que du vide (M. Lobrot, 1973), que les transformations ne portent sur rien… En bref, il manque à la structure ce dont elle est porteuse. Le systémisme se définit précisément par l’adjonction de ce caractère, "l’énergie", au concept de structure" (Lerbet,1986, p.24).

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3.Les Sciences de l’éducation à l’âge du complexe

3.1. Du concept de "système" au concept de "complexe"

Prendre en compte l’énergie que gère le système a plusieurs conséquences rassemblées par G. Lerbet en quatre rubriques principales :
• "Le système ne peut être défini que situé dans un environnement".
• "Il faut considérer que les flux d’énergie se situent hors du système ou qu’ils le traversent".
• "Si le système gère de l’énergie interne sans échange avec l’environnement, il est clos et isolé… en revanche si ce système a de tels échanges il est dit ouvert à des degrés divers".
• "La limite entre le système et l’environnement pose l’important problème des frontières, “parois du système” (Lerbet, 1986).
Plusieurs typologies ont été tentées afin de classifier les systèmes : celle de J. Lesourne, celle de J.L. Le Moigne et celle de Bunge (11). Cependant ces catégorisations ne permettent, quant aux sciences humaines, que de situer le niveau de complexité auxquels elles appartiennent, à savoir le plus complexe : celui d'un système vivant en interaction permanente avec le système du macrocosme social, d'où l'idée de J. de Rosnay de l'outil"macroscope" ? Cependant "l’approche systémique restait une théorie des choses : le systèmeétait pensé comme propriété des objets. La notion d’écosystème, par exemple, renvoie plus à la notion de nature qu’à celle de culture (monde). Cette ambiguïté est également illustrée dans Le Macroscope, situant les caractéristiques du système, tantôt chez le sujet connaissant, tantôt du côté de la chose connue. Si l’on reprend le tryptique : observateur-observatoire-chose observée, le macroscope est l’observatoire, non l’observateur" (Ardoino et Berger, 1994).
Or, la connaissance en tant que démarche réflexive ou "connaissance de la connaissance" (Morin, 1986) prend le pas sur l’objet : "il n’y a pas d’objet qui soit au-delà de la manière dont on s’en empare, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’objet scientifique ou réel qui soit indépendant du dispositif à travers lequel on le connaît" (Berger, 1991) ou encore "un nouvel objet ne se crée qu’en tant qu’il est identifié, et n’est identifié qu’en tant qu’il se crée" (Almudever, cf Ardoino et Berger, 1990, p.238/243).
Dans ce paragraphe nous nous servirons explicitement des textes de E. Morin afin d'éclairer le passage du système au complexe. En premier lieu, il refuse la théorie du holisme comme interprétation réductionniste : en effet, expliquer par la globalité procède du même type de réductionnisme que la décomposition du composé en simples prônée par Descartes. L'intelligence du système requiert un fondement paradigmatique, socle révolutionnaire, véritable congruence pascalienne du tout et des parties : "Je tiens pour impossible de connaître les parties sans le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties". Mais cette intelligibilité serait cercle vicieux duquel on ne saurait ni entrer ni sortir surtout en maintenant le "particulièrement" devant le vocable "parties". Alors E. Morin réclame le passage à un autre ordre d'intelligibilité supérieur : "la circularité constructrice de l'explication du tout par les parties et des parties par le tout… dans le mouvement même qui les associe" (Morin, 1990, p.240), véritable confluence des deux et le "système devient non seulement unité globale mais aussi "unitas multiplex" (Morin, 1990, p.241). Là se situerait la référence explicite à Leibniz et à son livre La Monadologie. Leibniz entend la "monade" au sens d’un "point" métaphorique d’expressions infinies : "Le point est un abstrait... La simplicité de la substance n’empêche point la multiplicité des modifications... et elles doivent consister dans la variété du dehors. Le point serait donc l’intersection d’une infinité dans une unité ; le privilège de cette unité c’est qu’elle renvoie à une infinie richesse." (1714).
Morin comprend la monade en ce sens, alors que Le Moigne entrevoit le terme de Leibniz comme système fermé ; (d’ailleurs il classe cet auteur dans les empiristes logiques empreints de logique déductive ) reprenant en cela le classement des courants épistémologiques établis par Piaget en 1969. Or pourquoi ranger cet auteur dans une colonne de réductionnisme alors que le raisonnement leibnizien est dans une métaphysique du "comme si" sous-tendu par la mathématique combinatoire, plus qualitative que la géométrie algébrique ? "Si Leibniz l’emporte ici sur Descartes, ce n’est pas tellement parce que le calcul infinitésimal est "plus fort" que la géométrie algébrique, mais parce que les notions qualitatives sont une essence dont le quantitatif est l’accident". (Serres, 1969, p.129).
Ainsi se profilent les postulats moriniens incontournables :
•"La diversité organise de l'unité qui organise à son tour de la diversité ."
•"Le tout est plus que la somme des parties."
•"Le tout est moins que la somme des parties."
•"Le tout est plus que le tout"
•"Les parties sont à la fois moins et plus que les parties."
•"Les parties sont éventuellement plus que le tout"
•”Le tout est moins que le tout"
•"Le tout est insuffisant, incertain et conflictuel"
Mais poursuit E. Morin la relation tout-parties ne suffit pas à expliciter le système ; il faut ajouter les interactions et l'organisation parce que les systèmes n'ont pas que des parties qui les constituent mais renvoient aussi à des actions ou interactions entre les unités complexes. Le système a un visage à trois faces : son unité complexe phénoménale des relations entre le tout et les parties, son interaction ou ensemble des relations actions et rétroactions qui se tissent en lui, son organisation ou caractère constitutif de ces interactions, à savoir ce qui le forme, le protège et le régénère (Morin, 1990, p.214 à 243 et p.244 à 245) .


3.2. Vers un regard complexe en Sciences humaines

Lors d'un entretien avec E. Morin, J. Ardoino tentait d'interroger l'auteur sur le statut épistémologique commun des sciences humaines et sociales ; mais il essayait aussi de lui faire préciser les notions d'implication du chercheur, de la temporalité dans le domaine anthroposocial, d'interprétation comme outil scientifique et enfin, des conséquences possibles de ses écrits en ce qui concerne l'éducation, prise au sens large de la culture comme entrée permanente dans la vie et la société.
A sa première question, E. Morin signalait qu'il n'établissait aucune distinction entre les différents "regards" épistémologiques (J. Ardoino, 1982, p.129) de ces sciences dites spécifiques en vue de privilégier une réalité dite
"anthroposociale" (Morin, 1982 , p.127), domaine multi-dimensionnel dans lequel il incluait tout aussi bien le génétique, l'organique, le démographique, l'historique, le psychologique, l'économique et le politique... mais il précisait que cette réalité anthropo-sociale n'existait pas en soi et n'émergeait que grâce à un niveau de complexité suffisant de l'organisation biologique dont la compréhension ne pouvait s'établir que par un va-et-vient du tout aux parties et des parties au tout. "La boucle se faisant spirale", renforçait J. Ardoino (1982, p.132).
A sa deuxième question concernant l'implication de tout chercheur dans le domaine anthroposocial, E.Morin rappelait la nécessité d'inclure et non d'exclure l'observateur dans l'observation sous peine de tomber dans un péché de théorisation abusive toute idéologique. Ce qui nécessiterait une"connaissance de la connaissance", idée déjà spinoziste décrite comme "idée de l'idée". J. Ardoino (p.140). insistait alors sur une des possibilités du chercheur d'accéder à son implication, à savoir la nécessité du principe de la "pensée paradoxale" (1982, p.143) autorisant l'intuition de l'observation-implication.
A sa troisième question : "quelle importance accordes-tu aux dimensions temporelle, historique pour la compréhension des phénomènes anthroposociaux ?" (1982, p.144), E. Morin répondait que le concept d'évolution était premier par rapport à l'historicité en référence à Darwin et à la thèse de F. Meyer fort explicite à ce sujet : seule la physique contemporaine a détruit la stabilité de l'univers physique en introduisant "l'idée que la moindre parcelle de matière est aussi un fragment d'histoire... L'idée d'évolution est trans-cosmique. Elle traverse tout” (p.144). Cependant, il précise que l'évolution biologique n'étant plus significative depuis l'homme de Néanderthal, ses vecteurs se sont transférés vers nos esprits, notre culture, devenus inséparables dans une évolution dite "néologique, démarche préparatoire à l'évolution vers une civilisation des idées, rejet de l'ère barbare des idéologies".
Néammoins E. Morin octroie à J. Ardoino l'obligation de penser la dimension temporelle entendue comme complexe, c'est-à-dire comme "facteur de désintégration et de désordre autant que de création", véritable "dialogique du développement de la complexité de l'organisation" —ordre-désordre— déjà appréhendée par Bergson. Au demeurant, quant à la question du sens et de l'interprétation, plus aucun écart ne se repère même dans l'implicite du texte entre les deux auteurs. J. Ardoino rappelle "l'interprétation et le sens comme outil des Sciences anthroposociales" (p.148) et E. Morin de surenchérir puisque "l'organisation dépend d'un observateur et par conséquent d'un système d'interprétations.... L'homme serait donc"sapiens " et "demens" (1982, p.147/149) avec la nécessité de réintroduire l'imaginaire et le mythologique dans sa définition. De même, après que J. Ardoino ait précisé qu'il entendait la fonction éducative non pas au sens restrictif de l'institution mais dans celui plus large de la culture, E. Morin explicite les processus éducatifs comme de véritables phénomènes anthroposociaux où "la culture serait le lien organique entre l'éducation et l'anthropologie" (p.152).
La pensée complexe serait donc bien cette tentative prométhéenne d'un être humain inscrit dans la finitude de penser et se représenter l'infinie combinatoire dont il participe et qu'il essaierait d'impliquer. Le perpétuellement "enchevêtré" du monde dans lequel il est parcelle temporelle devrait être dit dans son discours linéaire, événementiel et discontinu sous une forme laissant imaginer le spiralaire du "continuum cosmologique”. Sa pensée, habitée de concepts disciplinaires et réducteurs devrait être "pensée de la pensée", intuition ou processus créateur, toujours en mouvement, évitant les stigmates des idéologies figées en théories. D'où le recours à l'imaginaire, à la mythologie d'un surhomme disant simultanément l'ordredésordre du cosmos. D'où le "message de l'inconcevable..." .
La complexité nous rend sensibles à des évidences endormies : l'impossibilité d'expulser l'incertitude de la connaissance. L'irruption conjointe du désordre et de l'observateur, au coeur de la connaissance, apporte une incertitude, non seulement dans la description et la prévision, mais quant à la nature même du désordre et la nature même de l'observateur. Le problème de la complexité n'est, ni d'enfermer l'incertitude entre parenthèses, ni de s'y enfermer dans un scepticisme généralisé : il est d'intégrer en profondeur l'incertitude dans la connaissance et la connaissance dans l'incertitude, pour comprendre la nature même de la connaissance de la nature. Déjà, nous découvrons les horizons, c'est-à-dire cet infini mystère d'où émerge ce que nous appelons le réel. De même que l'incomplétude et l'imperfection sont nécessaires pour concevoir l'existence même du monde, de même ce sont l'inachèvement, l'incomplétude, la brèche, l'imperfection au coeur de notre savoir qui rendent concevables son existence et sa sortie de l’âge "théologique". Seul l'insuffisant est productif… La complexité est un progrès de connaissance qui apporte de l'inconnu et du mystère. Le mystère n'est pas que privatif ; il nous libère de toute rationalisation délirante qui prétend réduire le réel à de l'idée, et il nous apporte, sous forme de poésie, le message de l'inconcevable” (Morin, 1982, p.383/384).
C’est avec la prise de conscience de ce "réel objectal" à jamais inconcevable que les Sciences de l’éducation deviendront des sciences de "référentialisation" : "Au risque d’abuser de la dérivation, l’emploi du mot "référentialisation" peut désigner et mettre en valeur la procédure de choix elle-même et signifier qu’il ne peut s’agir ni d’un objet préexistant par rapport auquel les éléments du projet éducatif n’ont qu’à se situer, ni d’un catalogue de la Loi ou de la Norme qui fixerait des finalités imposées ou un idéal à atteindre. Il s’agit, en revanche, par l’emploi de ce terme, d’évoquer la démarche qui consiste à entreprendre une recherche de références pertinentes (c’est-à-dire à la fois universelles et contingentes) pouvant expliquer et justifier la conception et l’évaluation d’un dispositif éducatif (…) On appellera donc "référentialisation" l’ensemble des modalités consistant à repérer un contexte et à en délimiter les éléments porteurs de significations, à construire (ou reconstruire) un système de références relatif à un objet (ou à une situation précis(e) et par rapport auxquelx pourront se justifier les diagnostics et les évaluations" (Figari, 1991) .
Somme toute, le "sujet transcendantal" tout comme "l’objectal même virtuel" seraient les présupposés à abandonner pour sortir les Sciences de l’éducation de l’âge "méta-physique". Mais les résistances sont nombreuses…
Certains auteurs définissent encore, par exemple, l’évaluation comme "l’appréhension objective des effets des pratiques des maîtres sur les élèves car il s’agit avant tout de produire des connaissances sur les relations entre conduites d’enseignement et apprentissages", refusant la complexité des situations éducatives… Pour eux, "le travail du chercheur est précisément de réduire cette complexité, pour en dégager les lignes de force principales… leur approche veut "révéler ex-post les relations qui structurent le phénomène analysé." (Duru-Bellat, Jarousse, Mingat, 1992).

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3.3. De l’"interdisciplinarité" à la "multiréférentialité" en Sciences de l’éducation.

La genèse hypothétique de l’épistémè des Sciences de l’éducation irait de l’analyse systémique et d’une recherche d’"optimalité" dans les "technologies éducatives" (12) à l’approche systémique où on utilise le concept de système comme méthodologie ou heuristique et aussi à l’approche "projective" dépendante de la "vision du monde" et de la "surdétermination" due à la posture du chercheur " (Berger, 1988) .
C’est sous cette dernière inspiration que le concept de "multiréférentialité" de J. Ardoino prend toute son ampleur.
Dès la phrase critique de Wallon : "Restez aux frontières, c’est là que vous ferez des découvertes" (Wallon cité par L. Lurçat, 1972), la notion d’"interdisciplinarité" naissait. De là, on voyait apparaître de nombreuses disciplines composites, voire hybrides. L’interdisciplinarité demeurait encore "position polémique et critique à l’égard d’une situation antérieure, plutôt que réel projet épistémologique. Par contre, lorsque l’interdisciplinarité était fondée sur le souci du sujet... elle était un effort de réflexion sur le statut des savoirs en tant que tels" (Berger, 1988, p.86) et devenait d’intention philosophique. Une large combinatoire d’interactions s’instituait entre l’Université et la collectivité dans une dynamique se nourrissant elle même continûment des demandes sociales. Mais dans les "stratégies organisationnelles" des chercheurs planait encore l’idée de la croyance en l’"optimalisation de l’action" et, comme soubassement de cette croyance, le fantôme du progrès de toute science. On perdait de vue la complexité "morinienne".
Pour éviter cette bévue, le concept de "multiréférentialité" (Ardoino, 1986) explicite que chaque approche d’un chercheur s’effectue dans son inscription historico-temporelle et dans ses "allants-de-soi" théorico-affectifs et éclaire l’objet de son point de vue : “Assumant pleinement l’hypothèse de la complexité, voire de l’hyper-complexité, de la réalité à propos de laquelle on s’interroge, l’approche multiréférentielle se propose une lecture plurielle de ses objets (pratiques ou théoriques), sous différents angles, impliquant autant de regards spécifiques et de langages, appropriés aux descriptions requises, en fonction de systèmes de références distincts, supposés, reconnus explicitement non réductibles les uns aux autres, c’est-à-dire hétérogènes" (J.Ardoino, 1993).. De là, l’apparition de multiples champs de références possibles dont aucun ne permettra de cerner l’objet, car on ne peut, ni additionner les divers points de vue, ni les homogénéiser : "Cette approche fait place à une relativité. On retrouve ici le deuil de l’attente moniste" (J.Ardoino, 1993).. Cette multiréférentialité est le témoin de la dialectique permanente des regards différents et hétérogènes. Les Sciences de l’éducation investiraient donc les catégories de qualité, de relation et de temporalité dans la philosophie kantienne.
Alors, pour ne pas perdre l’objet dans tous les "points laissés aveugles" (Barbier, 1985) par les diverses approches, pourrait-on envisager une hypothétique recherche de "transconcepts" (G.G Granger, 1968) ou "géométrals" des Sciences de l’éducation afin de déterminer leur "stylistique" ? Bien évidemment non, puisque ces "géométrals" masqueraient les notions de temporalité et d’implication de chaque chercheur dans un voeu pieu unitaire (“Ce qui est fondamental aujourd’hui est le deuil de ce que j’appellerai le monisme. Il faut renoncer à un système explicatif unique et s’efforcer d’être polyglotte" (Entretien avec J. Ardoino —Guy Jobert, 1989).) de système philosophique oubliant à jamais le complexe. "La multiréférentialité s’affirme comme une hétérogénéïté acceptée... et les références du chercheur sont les conditions d’accès à ce concept" (Giust-Desprairies, 1993). En outre, "l’histoire et la temporalité du chercheur introduisent rupture, contradiction et conflictualité... avec l’intersubjectivité, il faut prendre en considération la notion de négatricité —capacité des sujets de déjouer par leurs contre-stratégies les stratégies dont ils se sentent être les objets, y compris, bien entendu les stratégies de recherche" (Ardoino, 1994).
La multiréférentialité devenait aussi "paradigme normatif" des Sciences de l’éducation. Mais, sans cesse revu à la lumière de la méthode documentaire d’interprétation par les ethnométhodologues : “La méthode consiste à traiter une apparence de fait comme "un document de", comme "désignant" ("montrant"), comme "étant au nom de" d’un supposé modèle sous-jacent. Ce modèle sous-jacent est non seulement dérivé des évidences documentaires individuelles, mais les évidences documentaires individuelles à leur tour sont interprétées sur la base de qui est "connu" de ce pattern sous-jacent. Chacun est utilisé pour élaborer l’autre." (Garfinkel, cité par A. Coulon, 1987), il glissait vers un "paradigme interprétatif bricolé et enraciné" (Lapassade, 1993). Ce bricolage méthodique est héritier de Lévi-Strauss (1962) : "la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les moyens du bord, c’est à dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux hétérogènes". K.Popper aussi considère le bricolage intellectuel comme règle
fondamentale et incontournable des sciences sociales (Cité par Lapassade, note 290). Avec ce genre de notion, la rationalité cartésienne tout comme l’"esprit positif "de toute science (Comte) sont évincées définitivement. Il n’y a plus de réalité reconstituable par l’oeil du savant ; pire, c’est le point de vue du chercheur qui bricole une méthode, fabrique un objet de recherche. "La complexité renvoie à l’inévitable production permanente d’une opacité nouvelle au fur et à mesure que la connaissance se construit", d’où la tentation d’un scepticisme profond
car "toute connaissance est en même temps reconstruction progressive de l’ignorance" (Berger, 1988, p.98/1O2). En raison de cela, ne pourrait-on pas proférer comme J.J. Bonniol (1994) : "l’élargissement de la démarche scientifique, qui sort du stéréotype hypothético-déductif, ne suffirait plus à justifier un impérialisme scientifiste pour la compréhension du monde : la peinture de Cézanne m’en dit aussi long et plus sur la montagne Sainte-Victoire que toute la
géologie, et Brel sur les Flamandes que toute la sociologie…
" . Scepticisme encore quant au langage qui, par le préfixe "multi", semble avoir l’incongruité de présupposer des singularités agrégées... ce qui va à l’encontre de ce que définit J. Ardoino. Spinoza ne nous avait-il déjà point fait remarquer que l’homme, en raison de son anthropomorphisme, avait donné des préfixes négatifs pour nommer le plus positif, par exemple "l’infini" ? Nietzsche n’avait-il pas, lui aussi, souligné l’invention du langage comme radicalement illogique puisqu’elle implique la similitude, présupposé foncièrement ennemi de la dissemblance réelle de toutes choses. Comme "il n’y a pas deux choses qui soient pareilles", les nommer d’une même appellation afin de communiquer est une des "illusions consolantes" fabriquées par l’homme par instinct de survie.

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III - Vers une synthèse épistémologique des recherches en Sciences de l’éducation

Un essai de "carte épistémologique" de la recherche en Sciences de l’éducation permettrait de montrer plusieurs "îlots" dans lesquels les chercheurs pourraient habiter simultanément selon leurs référentiels unitaires ou métisses —deux ou plus—. Nous l’illustrerons plus avant en y inscrivant certains d’entre eux ; il semble cependant opportun de rappeler auparavant les diverses orientations logiques et méthodiques inscrites dans cette hypothétique carte.
La logique peut être formelle, c’est-à-dire syllogistique ou logique inclusive de l’emboîtement telle que la décrivait Aristote. Elle va des définitions aux règles d’inférence. Elle s’appuie alors sur le principe de la non-contradiction, exprimé par les notions de consistance —postulée ou absolue ou relative—, de complétude —définie par rapport aux fonctions de vérité— et de décidabilité —reconnaître si une proposition est une thèse ou pas—. Elle procède par inférences déductives —infère un résultat constaté d’un cas particulier par application d’une règle générale— ; or, "pour qu’il y ait déduction, il faut qu’il y ait découpage, il faut séparer et décider… en ce sens c’est une notion toujours métalogique" (Miermont, 1993). Cette logique est inscrite dans la deuxième règle du Discours de la méthode de Descartes : "Diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre" (p.138). Le principe de non-contradiction renvoie à la première règle de ce même Discours : "Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle".
J.L. Le Moigne rappelle les cinq principes de cet îlot "rationaliste positiviste" dans son livre Les fondements du constructivisme, I (1994, p.22/24).
• le principe ontologique selon lequel le réel est supposé unique, existant et indépendant de l’observateur ;
• le principe de "l’univers câblé" selon lequel l’homme vit dans une nature gouvernée par un ensemble de lois qui lui préexistaient ;
• le principe d’objectivité qui postule dans toute observation un dualisme entre l’observant et l’observé ;
• le principe de naturalité de la logique de la découverte scientifique (respect des trois préceptes de la logique syllogistique) ;
• enfin le principe de moindre action ou de l’optimum unique pour atteindre le seul résultat satisfaisant.
Autre face de Janus de ce premier îlot, l’empirisme s’appuie sur une logique inductive qui permet d’inférer une règle générale à partir de cas et de résultats particuliers.
Une autre règle d’inférence logique, l’abduction : "L’évaluateur ne pourra jamais connaître directement le processus spécifique de l’autre, il procède alors par intuitions, par inférences en prenant des risques d’erreurs importants". (Bonniol, 1998) , permettra d’inférer, à partir de cas particuliers surprenants et inexplicables par la théorisation du moment, une ou plusieurs hypothèses susceptibles de l’expliquer par la construction d’un autre modèle. Il sera particulièrement prégnant dans les Sciences de l’artificiel (Simon, 1969) et conduira aux "alternatives constructivistes" (Le Moigne, 1994). Les principes de la rationalité procédurale s’opposent point par point au positivisme :
• au principe ontologique car la réalité n’existe pas sans un processus de création ;
• au principe de "l’univers câblé" car le créateur doit chercher une adaptation et non découvrir des lois ;
• au principe d’objectivité car les Sciences de la conception ne peuvent accepter une pré-existence du phénomène, en ce qu’une création humaine est toujours un artefact lié à son observateur ;
• au principe de naturalité de la logique car l’"ingenium” (analogies, heuristiques, raisonnements abductifs) joue un rôle essentiel dans l’invention ;
• au principe de moindre action car "ce n’est que dans les cas banals que le calcul de l’action optimale se révèle facile" (Simon, p.25/26). Or les finalités diverses obligent à des arbitrages selon les contraintes de l’environnement. Le calcul optimum unique devient alors impossible. Cette alternative permettra de mettre le réductionnisme en question (Barreau, 1986,p.33/43), de ne plus présenter la réflexion philosophique comme distincte de la recherche scientifique car toutes deux sont des projets de connaissance quoi qu’en pense G.G. Granger (1993) (13. Le Moigne précisera cinq principes fondamentaux de cet îlot épistémologique (G.r.a.s.ce., Décembre 1992-Juin 1993, p.28/30).
• Le principe de représentabilité : toute prétendue réalité est la construction de ceux qui croient l’avoir découverte (Watzlawick). "L’entreprise n’existe que par les représentations que nous en construisons" (Le Moigne).
• Le principe de "l’univers construit" (Exemple : la théorie newtonienne de la gravitation semble être le reflet d’une loi naturelle mais rien ne prouve qu’elle n’est pas une heuristique, certes féconde, mais incomplète) : "Les
systèmes sont dans notre tête et pas dans la nature
" (C. Bernard). Les artefacts conçus par un planificateur ne respectent pas une réalité mais cherchent à agir sur une situation à partir de la perception qu’elles ont de la réalité.
• Le principe de projectivité ou d’interaction sujet/objet : les Sciences de l’organisation créent constamment leurs objets : l’organisation est à la fois l’action de s’organiser et le résultat de cette action. "Les méthodes d’une discipline scientifique ne s’évalueront plus à l’aune de son objectivité mais de sa projectivité" (Le Moigne).
• Le principe d’argumentation générale : dans une problématique d’invention, la supériorité de l’outil mathématique et son emploi unique ne peuvent être soutenus. Une large palette d’"outils de raisonnement" intervient.
• Le principe d’action intelligente : il décrit "l’invention ou l’élaboration, par toute forme de raisonnement (descriptible a priori) d’une action proposant une correspondance adéquate ou convenable entre une situation perçue et un projet conçu par le système au comportement duquel on s’intéresse" (Newell et Simon). La logique d’optimisation nie à la fois la propre capacité de finalisation de l’ingénieur et la complexité de l’environnement de la décision : : "La représentation, l’acte de concevoir est d’une excellence telle qu’elle ne fait pas que montrer les oeuvres de la Nature, mais qu’elle produit des formes infiniment plus variées…" (L. De Vinci cité par Le Moigne) .
La Méthode de Morin renvoie à la stratégie mentale et intellectuelle des "nouveaux constructivismes" de Le Moigne car :
• elle appelle la "lutte contre le scientisme" et refuse la séparation science-philosophie comme Hursserl.
• elle propose, par les principes dialogique et récursif, la conjonction.
• elle se fonde a posteriori sur les sollicitations et les résistances du phénomène et n’est jamais a priori.
Elle va cependant au-delà par son principe hologrammatique (14), et endeçà par son désir de demeurer "méthode in vivo " —collecte d’informations, journaux d’enquêtes, etc…— et en mettant plus l’accent sur la part subjective et affective du chercheur réclamant son incessante autocritique. On peut noter la puissance de la méthode complexe d’E. Morin qui "met en cycle le savoir" : le "in vivo" des empiristes montré par exemple en ethnométhodologie (Garfinkel, Coulon, l’implication des cliniciens tels J. Ardoino, la logique énergétique de Lupasco retranscrite par Lerbet (15), et le "constructivisme téléologique" de Le Moigne… De manière synthétique et globale, il existerait deux lectures de l’épistémè.
• Soit la croyance en un "sujet" qui peut connaître des "objets" grâce au paradigme de "l’univers câblé" (Le Moigne, 1980) ou au "grand paradigme d’Occident" (Morin, 1991, p.220/223). Ce paradigme est "de caractère à la fois sémantique, logique et idéologique" car il "contient pour tout discours s’effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de l’intelligibilité en même temps que le type de relations logiques entre ces concepts ou catégories" (Ibidem, p.213).. Il dépend d’une méthode analytique et réductionniste, hypothético-déductive toute cartésienne et d’une logique du tiers exclu de type syllogistique.
• Soit le paradigme relativiste de l’objet construit par le chercheur, connaissance organisée de type structuraliste et/ou systémique, enrichi du paradigme dialectique (Bateson, Barel) et du paradigme dialogique (Morin), où le processus de connaissance est "organisé et organisant" (Le Moigne), où la méthode est complexe (Morin), c’est-à-dire "critique et prospective", et dans lequel la logique peut être celle du tiers inclus (Aristote, Lerbet), voire logique symphonique (Barbier, 1984) (16) .
Ainsi pourrait-on éclairer la recherche en Sciences de l’éducation.

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Questionnements…

Mais nous pourrions encore réinterroger les éclairages sus-dits de l’épistémè.
Comment ne pas décoder l’épistémologie sans la séparer à l’aide des catégories kantiennes, par exemple, soit de la quantité, soit de la qualité… (17) ?
Comment les regards multiréférentiels et hétérogènes (Ardoino) de tous essais de connaissance éviteraient-ils quelques effets pervers, à savoir détourner et désabuser les chercheurs eux-mêmes ?
En quoi le "constructivisme téléologique" de Le Moigne pourrait-il être encore appelé "constructiviste"?
Comment cet autre regard, à savoir le refus de la logique binaire et l’insoutenable recherche du tiers de la "science de l’entre-deux" (Lerbet), éviterait-il le retour à une lecture dialectique classique comme simple dépassement de l’opposition originaire (lecture qui n’est pas celle de Lerbet) ?
Sous quelles conditions le regard de la jonction dialogique et dynamique pour tout processus de connaissance ne serait-il pas l’autre face de Janus de la coupure cartésienne sujet-objet (même s’ils sont perdus à jamais) ?

1) Les mots grecs sont mis ici en italiques pour signaler qu’on les emploie dans le mode de pensée dialogique 2) Ce texte a été écrit à partir du travail de synthèse en vue d'être habilitée à diriger des recherches "Vers une nouvelle heuristique", soutenue en 1994 à l'Université de Paris VIII
3) Les guillemets renvoient à la critique du vocable "performance" par J. Ardoino dans "La performance et sa mise en spectacle", Communication au CNRS, janvier 1994 : "Après avoir servi à désigner les performances des chevaux, ce vocable s’appliquera aux humains" et aussi "Les "artistes de la performance" ou dadaïstes se nient en tant qu’auteurs et créateurs sans doute pour rester plus solidairement dilués dans l’universel".
4) Ou concept "d'intention" en langage moderne, avec la réduction cartésienne au libre-arbitre
5) Dans la première orientation sont privilégiés les termes de "management" et de "performance", comme le signale J. Ardoino dans son article "Praxéologie et Poïétique“ ; dans la deuxième direction sont préférées des recherches sur le sens, l'implication, la gnose.
6) Je pervertis volontairement l’appellation d’Auguste Comte
7) Pour garder l’analogie avec la formulation Comtienne, je suis obligée d’introduire le trait d’union afin de marquer que les Sciences de l’éducation se détachent alors du modèle classique des Sciences de la nature.
8) Kant et la constitution du "phénomène" dans Critique de la Raison Pure
9) On pourra se reporter au dernier chapitre du Nouvel Esprit Scientifique
10) Saussure, Jakobson, Hjemslev en Linguistique ; Lévi-Strauss en Ethnologie ; Aron en Histoire, Foucault en Philosophie ; Lacan en psychanalyse ; Piaget en Psychologie.
11) Lesourne en quatre catégories, J.L. Le Moigne en neuf niveaux et de manière plus synthétique Bunge en quatre niveaux et six catégories
12) La rationalité logique et technologique se substitue à la rationalité cartésienne dans un souhait de changement du système éducatif
13) Pour cet auteur, la connaissance philosophique n’a pas d’objet
14) Cf. les études sur Plozevet et Fos-sur-Mer dans lesquelles est montré le rapport micro-macrocosmique. Cf. E. Morin, 1990, p. 254/268
15) Le modèle "système-personne" invente un groupe analogique à celui de la logique des propositions de Piaget —groupe INRC 1972— en lui adjoignant "l’énergie" : Lerbet (1988) fait l’hypothèse du concept de "matière 3 plus ou moins actuelle, plus ou moins potentielle et impliquant des tensions entre la matière 1 et la matière 2 héritées de la logique énergétique de Lupasco"
16) L’éducation "c’est entrer dans les Sciences humaines par une porte de sortie, c’est entrer avec un regard neuf et bouleversant, avec un sens logique à n valeurs, une sorte de logique symphonique"
17) Ainsi peut-on remarquer avec Bonniol que : " dire que l’évaluation sommative utiliserait des critères quantitatifs… l’évaluation formative, des critères qualitatifs impliquerait deux natures distinctes de critères, l’une étant le nombre, l’autre la qualité. Quelles théories actuelles pourraient justifier cette absurdité ?"(1988).

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Références bibliographiques des textes cités:


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