Il semble important de réinscrire les Sciences humaines et tout
particulièrement les Sciences de l'éducation dans le logos et l'épistémè (1) sous
peine qu'elles n'encourent le risque majeur de s'appauvrir en oubliant leurs
fondements. Il me faut donc tenter une approche théorétique de la"connaissance de la connaissance". Or, il est impossible de "travailler"
l'épistémè des Sciences de l'éducation inscrites dans les sciences humaines
sans se référer à leurs sources d'inspiration issues des fondements de
l'histoire du logos. Ma formation en histoire des idées peut me permettre
d'entrer dans cette lecture diachronique.
Je m'attacherai donc à la thématique de la connaissance et, plus
précisément, aux âges épistémologiques des Sciences de l'éducation et à
certains de leurs paradigmes. La genèse épistémologique des Sciences de
l'éducation va de l'analyse systémique et d'une recherche d'optimalité dans
les "technologies éducatives" à l'approche systémique où on utilise le
concept de système comme méthodologie ou heuristique et enfin à
l'approche "projective" dépendante de la "vision du monde" et de la
surdétermination due à la posture du chercheur. C'est sous cette inspiration
que le concept de multiréférentialité témoin de la dialectique permanente des
regards différents et hétérogènes, de J. Ardoino prend toute son ampleur.
Plusieurs îlots se dégagent de l'épistémè des Sciences de l'éducation :
celui de la croyance en un "sujet" qui peut connaître des "objets" grâce au
paradigme de "l'univers cablé" (Le Moigne) ou au "grand paradigme d'Occident" (Morin).
Ce paradigme est "de caractère à la fois sémantique, logique et idéo-logique" car il
"contient pour tout discours s'effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les
catégories maîtresses de l'intelligibilité en même temps que le type de relations logiques entre ces
concepts ou catégories".
Le paradigme de l'"univers câblé" dépend d'une méthode analytique et
réductionniste, hypothético-déductive toute cartésienne et d'une logique du
tiers exclu de type syllogistique. Se dégagent aussi le paradigme relativiste
de l'objet construit par le chercheur, connaissance organisée de type
structuraliste et systémique, puis le paradigme dialogique du "nouveau
constructivisme" (Le Moigne) où le processus de connaissance est "organisé et
organisant", où la méthode est complexe (Morin), c'est-à-dire "critique et prospective",
et dans lequel la logique peut être celle du tiers inclus. Ces différentes
options hantent tout le développement de la recherche en Sciences de
l'éducation.
Afin de poursuivre ma recherche dans le champ des Sciences de
l'éducation, je me dois d'inscrire une "carte" de tous les types de recherches
existants à ce jour, "carte" établie à partir des critères de choix des
chercheurs, à savoir leurs référentiels, leurs modes de raisonnement
logique, leur méthode et leur épistémè. Cette carte amène aux
questionnements suivants : les Sciences de l'éducation sont-elles encore à
l'âge protoscientifique ou tracent-elles le chemin d'une autre rationalité ?
Il est impossible de "travailler l’épistémè" des Sciences de l’éducation
inscrites dans les Sciences humaines sans se référer à ses sources
d’inspiration issues des fondements de l’histoire du logos. (2) .
I - Du logos à l’épistémè
1. L’aporie fondatrice
Deux pères fondateurs du logos, Parménide et Héraclite sont
essentiels. Ils instituent deux lignées de pensée.
• La première reflètera la permanence de l'Etre et son décodage
possible par l'esprit humain grâce à la méthode et à la certitude des "idées
claires et distinctes" cartésiennes ; cela servira de fondement aux sciences et à
leurs objets spécifiques décryptés analytiquement par un esprit positif. Sur
son parcours, les bornes essentielles seront Platon, Descartes, Comte...
• La seconde s’irradiera dans la mouvance de l'Etre et dans
l'impossibilité de le décrire sans le perdre : elle sera la source du
relativisme de toutes choses et du scepticisme qui en découle, celle de la
prégnance de l'apparence sur l'observateur nécessairement impliqué, celle
de la science comme idéologie nouvelle de l'"homo sapiens" devenu "homo
demens". Sous cette lumière, Protagoras, Nietzsche, Valéry...
Somme toute, on pourrait hypothétiquement penser une disjonction
forte pour lire l’histoire du logos : soit un "credo" scientifique d'un homme
certain de pouvoir devenir "maître et possesseur de la nature", nature posée
face à lui et explicable par son "cogito", soit un doute hyperbolique
traduisant l'impossibilité pour un homme impliqué dans le monde de
pouvoir le décrire dans son inépuisable richesse à moins d'imaginer que ses
visions du monde ne soient le monde, péché d'orgueil démésuré !... Alors
comment la recherche va-t-elle pouvoir se définir dans la modernité ? Là, se
pose à nouveau le délicat problème du statut épistémologique des Sciences
humaines et, parmi celles-ci, des Sciences de l'éducation.
Une première solution serait de ne se déterminer que pour la
première lignée fondatrice et l'épistémè au sens canoniquement positiviste
serait sauve. L'homme serait réduit en de multiples parcelles, toutes objets
de sciences spécifiques. Il y aurait donc, à juste titre, des Sciences humaines
et, parmi ces dernières, des Sciences de l'éducation, chacune d'entre elles
livrant le décodage analytique et modélisable abstraitement de chacun de
leurs objets. Par exemple, on se complairait à expérimenter, vérifier,
quantifier l'objet-sujet "homme" —psychologie expérimentale—... on
expliciterait les procédures les plus "performantes" (3) dans chaque discipline
pour que l'objet-sujet "élève" s’approche au mieux des savoirs déjà
constitués—didactiques—...
Une autre solution consisterait à n'être fidèle qu'au second héritage et
il ne pourrait plus être question de "science" au sens comtien du terme mais
d’idéologie ou de "fable de la connaissance", au sens de Nietzsche…
G.G. Granger (1975), partie prenante du premier héritage dans
certains de ses textes, posait la question en ces termes : "s'il est vrai que les
Sciences de l'homme sont et doivent être associées à l'action, comment et jusqu'à quel point
peuvent-elles demeurer des sciences ?" . Car, comment traduire conceptuellement et
de manière opératoire les diverses significations des faits humains ? Une
rationalité est-elle envisageable pour les Sciences de l'homme et a fortiori
pour les Sciences de l'éducation ? Ne serait-elle pas pure mythologie comme le
pense Feyerabend (1989), puissance d'intégration des faits humains dans une
signification d'ensemble de la réalité humaine ?
Comment le chercheur, conscient de sa nécessaire inscription
historico-conceptuelle, de son choix paradigmatique, des contraintes
linguistiques pourrait-il encore imaginer un ou des modèles épistémologiques sans s'abuser lui-même? La deuxième approche fondatrice
nous installerait définitivement dans une épistémè impossible. L'expression "Sciences de l'éducation" serait alors illusoire (Peyron-Bonjan, 1994) ....
Mais les fondements théoriques héritiers de l’histoire des idées
doivent-ils être lus de façon aussi simple et aussi dichotomique ?
2. Du métissage des fondements
Parménide lui même ne doutait-il pas de l'Un lorsqu'il priait : "Accordez moi une seule certitude, ô dieux..." (...) "fût-ce une simple planche sur la mer de
l'incertitude, juste assez large pour y dormir ! Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les
formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne me donnez que la seule, la
pauvre certitude toute vide" (Cité par Nietzsche,1969, p. 71) ? Platon, lui aussi, ne
réintroduisait-il pas, dans sa ligne de dialectique ascendante pour la
connaissance, de l'invisible dans le sensible, à savoir l'aperception de l'idée
de beau dans les perceptions des corps, et du visible dans l'intelligible,
telles les figures de géométrie, "figures fausses" sur lesquelles on peut
raisonner juste ? Descartes n'avait-il pas montré le doute de la première
méditation de si magistrale façon qu'il eût logiquement été impossible d'en
sortir comme le disait Leibniz dans ses Animadvertiones ? Méditations
première et seconde dans lesquelles Husserl pouvait lire la fondation de la
phénoménologie !…
Enfin, Aristote n'était-il pas plus complexe dans ses précisions
conceptuelles que ses lecteurs et traducteurs du Moyen-Age n'avaient voulu
nous le présenter lorsqu'il articulait la connaissance et l'action ?
Pour exprimer l'ordre du connaître quatre termes : phantasia —imagination—, aiestesis —sensation—, dianoia —pensée judicatoire—,
hupolepsis —jugement—. Mais ces quatre facultés s'organisaient en deux
séries distinctes : la première mettait le jugement à part, car il fallait libérer
l'objet de la sensation grâce à l'imagination afin que le jugement puisse être
valide, et c'était là l'origine de l'interprétation classique du connaître ; la
deuxième mettait la sensation à part, en l'opposant à la pensée qui incluait
l'imagination et le jugement, et c'était là le moteur d'une possible
interprétation phénoménologique. "Car la sensation des sensibles propres est toujours
vraie au contraire de l'opinion, de l'intuition intellectuelle et de la science toujours passibles de
vérité ou d'erreur. La séparation et la combinaison ne sont pas dans les choses mais dans la
pensée" (Granger, 1976, p.14 sq.). Seule la sensation est présentation, la pensée est
toujours représentation.
La richesse de l'analyse aristotélicienne allait plus avant lorsqu'elle
essayait de différencier la science et l'action : on y retrouvait plus que de
simples dichotomies binaires entre praxis et logos, entre praxis et theoria,
entre prattein et poein ou entre praxis et poïesis. Une perversion de la pensée
grecque s’immiscerait dans tout discours présentant ces concepts de manière
d’abord disjointe, par exemple sous forme de paradigme s’opposant colonne à colonne (Imbert, 1994 p.160). Cela ne signifie pas que ces concepts
n’étaient pas distincts chez Aristote, mais plutôt que leur distinction n’était
pas toujours aussi marquée que certains effets de surdéterminations, dus
aux postures, ne nous le laisseraient entrevoir, en raison du dialogisme de
la pensée grecque.
Ainsi Imbert (1994, p. 160) affirme que "la poïesis se constitue dans le cadre
d’un système "moyens-fins", lequel une fois développé, réalisé, a épuisé la séquence du faire (...)
nous nous trouvons en présence d’une activité imparfaite, d’un "mouvement" et non d’un
"acte"… les fabricateurs n’ont rien à partager avec leur fabrication. La relation relève d’une
perspective mécaniste". Pour quelles raisons porter un jugement de valeur
négatif sur le "mouvement" qui est l’objet d’un livre entier de la Métaphysique d’Aristote (II K9) et qui, de plus, est sous-tendu par l’entelecheïa ou passage de la puissance à l’acte ?…
Si, pour Aristote, les sciences théoriques s'intéressaient à, et
reposaient sur, la détermination des essences, c'est la considération des
genèses qui jouait un rôle principal dans les sciences pratiques. En ce sens,
l'introduction des concepts de "temporalité" et d'"altération" de J. Ardoino en
Sciences de l'éducation respecte les fondements aristotéliciens. Or, "cette
interversion des rôles de la genèse et de l'essence peut être prise comme un des caractères qui
fondent la spécificité du fait humain" (Granger, 1976, p.353). De plus, nous trouvons
chez Aristote les difficultés d'une connaissance appliquée, difficultés qu'il
essayait de résoudre par des degrés intermédiaires de connaissance. Certes,
chez Platon et Aristote, la pure theoria demeurait connaissance de
l'immuable et de l'éternel et s'opposait à l'action ou praxis ; cette opposition
réside dans l’ordre de la définition en logique et non pas sous
l’appréhension de l’être humain vivant en marche vers la connaissance ;
aucun de ces deux auteurs sinon n’aurait fondé respectivement l’Académie
et le Lycée.
Car la praxis concernait tout aussi bien les affaires humaines que
l'exercice des facultés du vivant, telles pour l'homme, son intelligence et son
raisonnement. Certes, les sciences pratiques avaient leur principe dans le
choix délibéré (4) de l'acteur et les sciences poïétiques avaient leur principe de
mouvement dans un agent extérieur, mais cet agent pouvait être soit un art,
soit un intellect intuitif, soit une autre faculté. D'où l'aveu d'Aristote lui
même (Aristote, 1140 a) : ces deux sortes de sciences admettaient des
variations et devaient être complétées par une connaissance de leur fin
relative. L'apologie de la praxis et le rejet de la poïesis seraient un effet de
surdétermination d'une lecture moderne d'Aristote et ne reflèteraient en
rien la richesse de ces notions, combinant sans cesse le "visible-invisible" de
toute pensée grecque.
D’autres auteurs, et parmi eux Passeron, lieront toutes les activités
humaines de création, qu’elles soient d’art ou de science, à la "poïesis". "La
poïétique ? Est-elle d’ailleurs si nouvelle que cela ? Sans remonter à Aristote, à Lessing, ..., sans
parler de tous les artistes qui ont réfléchi sur leur travail, saluons P. Valéry, l’inventeur du mot,
sinon de la chose. Obligé de se démarquer de la poétique, … il propose la poïétique spécifique du
faire : "le poïen, dont je veux m’occuper est celui qui s’achève en quelque oeuvre et que je
viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’oeuvres qu’on est convenu d’appeler oeuvres de
l’esprit" (Passeron, 1991) .
"On ne peut donc pas se représenter séparément, d’une part, des activités humaines,
des actions, des actes, des conduites, des productions, des créations, relevant uniquement d’une
"praxis" parce que contenant en elles leurs propres fins et, d’autre part, des produits seulement
instrumentalisés d’une "poïese”, asservis à d’autres fins, extérieures. Il y a continuellement
interférence entre ces différents ordres qui concourent à de telles réalisations." (Ardoino, 1994, p.
113). Mais cette interférence entre différents ordres pose problème à un
auteur tel que G.G. Granger. Et "si les sciences non théoriques prennent pour objet les
conditions de l'activité bonne ou de l'opération réussie, la connaissance elle-même, dans son
exercice est un acte". Il en résulte l'équivoque "d'une science pratique et poïétique qui,
en tant que connaissance, doit être absolument distinguée de l'action bonne mais qui, en tant
qu'exercice du connaître est elle même un objet non théorique" (Granger, 1976, p.337/338).
D'où les difficultés des Sciences de l'individuel et, parmi elles des
Sciences de l'éducation, ces dernières balançant sans cesse dans leurs fondements conceptuels entre la tentation de la praxéologie, entendue
comme logique de l'action efficace, et celle d'une réflexion plus générale sur
les processus de connaissance (5) .
Or, le péché de tout essai de praxéologie serait "d’essayer de prendre l’action
humaine comme un objet de connaissance et de chercher à établir des lois de l’action humaine
afin d’inférer "l’action efficace" en postulant par avance l’"efficacité" (Le Moigne, 1994, p. 113).
Ainsi seraient privilégiés exclusivement les cultes du "management" et de la
"performance" (Ardoino, 1994, p.109 et 140) chers aux Sciences dites d’organisation et
véhiculées dans le système éducatif par la formule "l’Ecole de la réussite".
Les Sciences de l’éducation devraient-elles alors investir la poïétologie comme
le suggère J.L. Le Moigne (1994, p.113) —poïesis étant entendu au sens de
Passeron (1991, p.433/442) qui se réfère à Valéry (1938) ? Nous reviendrons
sur ce sujet plus avant.
Après avoir rappelé le "nomadisme des concepts” (Stengers, 1987), venons-en
à un éclairage épistémologique.
II-
Hypothèse de lecture de l’épistémè des Sciences de l’éducation
Nous rappellerons l’évolution épistémologique des Sciences de
l’éducation selon l’axe "objet-champ-méthode" et dans cet axe d’analyse,
nous éclairerons plutôt les altérations du couple "sujet connaissant, objet
connu", à l’aide de l’article de J. Ardoino et G. Berger, "Les sciences de
l’éducation comme analyseurs paradoxaux des autres sciences" (1994) : de
"l’objet réputé extérieur" à "l’objet construit, parce qu’explicitement représenté" : “Dans cette
perspective, l’objet est représenté comme tenant à l’ordre de la réalité, en amont de toute
démarche scientifique qui a surtout pour objectif de le nettoyer de ses impuretés ou de
débarrasser le chemin y conduisant de tout ce qui pourrait distraire de sa saisie. La démarche
scientifique est une ascèse, condition de la découverte, quand ce n’est du dévoilement (a-lèthéia
…) et, l’objet, précédant la connaissance qu’on s’en donne, reste extérieur à celle-ci. L’objectif est
de parvenir à retrouver la transparence idéale de cet objet par sa décomposition (analyse), par sa
réduction en éléments de plus en plus simples, voire plus purs, à la faveur d’un éclairage
approprié". (Ardoino & Berger, 1994, p.30), et de "l’objet construit" à "la relativité" :
“Lavé de ses scories ou débarrassé de toutes les impuretés inutiles, l’objet peut être représenté,
comme déconstruit, puis reconstruit. A travers la même démarche, il est ainsi libéré de ce qui le
rendait impur et devra être reconstruit pour accéder au statut d’objet scientifique, en même
temps que le savant s’affranchit de sa subjectivité et de sa particularité, pour devenir sujet
épistémique universel… En ce sens l’objet s’oppose au système". (Op. cit. note 220, p.30/31)
Cela nous suggère une hypothèse de lecture de l’épistémè en Sciences de
l’éducation sous forme de genèse.
1. L’âge "théologique" des Sciences de l’éducation
Il ne faudrait pas imaginer l’emprunt du vocable "âges" comme
représentation d’une succession sur la flèche du temps, car les Sciences de
l’éducation "multiréférentielles" habitent encore peu ou prou toutes ces
orientations ; la formulation est voulue comme "analogon " stylistique de A.
Comte dans son Cours de Philosophie positive.
Dans leur scientificité à "l’âge théologique" (6), les Sciences de l’éducation,
par souci de respectabilité et de légitimité scientifiques, cherchent leurs
références épistémologiques dans le "champ des Sciences dures" (Ardoino et Berger,
article sus-dit, p.13) en empruntant le paradigme de la causalité et en postulant
les objets de recherche comme extérieurs aux chercheurs. Elles résident dans
le cartésianisme et pensent la séparation du sujet et de l’objet. Les deux sont
postulés comme existants : dans la relation pédagogique, le maître est le
sujet de la relation et l’élève son objet. "Nous trouvons, par exemple, sous ce"chapeau", les psychologies du comportement dont l’ambition consiste à vouloir démonter le
sujet pris comme objet selon une vision mécaniste de l’homme et de la société. Elles tendent à
chercher à développer des isomorphismes entre l’être-objet et la description que l’on peut
donner. Ces isomorphismes sont aussi bien théoriques que pratiques. Ainsi, dans cette
perspective, former un enseignant compétent reviendrait à en faire un homme qui appliquerait
les acquis de la "science" au plus grand nombre, pour le plus grand bien économique de tous en
opérant selon des procédures modélisées idéalement, et simplificatrices, sans embarras mineurs,
et grâce au recours à un “causalisme explicatif fondamental." (G. Lerbet, 1994, Tome 1).
On trouve aussi cette tendance dans l’approche intitulée "Evaluation
sommative" : "la question est donc bien, pour l’évaluateur-examinateur d’évaluer des
produits (résultats, comportements), des procédures (méthodes, techniques que l’élève s’est plus
ou moins appropriées et qu’il utilise), et des rapports entre les produits et les procédures. Il s’agit
là des objets de l’évaluation sommative” (J.J. Bonniol, 1988).
Les Sciences de l’éducation sont alors positivistes et objectives.
"L’objectivité va reposer essentiellement sur deux opérations : premièrement, sur celles de
mesure qui sont les conditions du repérage de la conformité des résultats, deuxièmement, sur
l’hypothèse de la réduction du sujet connaissant à un simple sujet épistémique interchangeable… ceci se traduisant par toutes les procédures docimologiques dont la fonction est de réduire au
maximum la subjectivité des appréciations de telle manière qu’on puisse en homogénéiser les
pratiques et les assimiler à ce que seraient des pratiques scientifiques de type universel” (Berger,
1988, p.44). Par exemple, De Ketele et Roegiers, dans l’article "Le recueil
d’informations, l’évaluation, le contrôle, la mesure, la recherche : Serviteurs
et Maîtres " ne renient ni la mesure, ni la démarche hypothético-déductive,
même s’ils privilégient pour la recherche la démarche inductivohypothético-
déductive.
Si on analysait les options sus-dites en Sciences de l’éducation à l’aide
de l’Analytique Transcendantale kantienne, elles se liraient alors sous les"catégories" de "quantité", de "causalité" et de "concept".
A "l’âge théologique", l’épistémè des Sciences de l’éducation serait
empruntée de manière analogique aux Sciences dures sans avoir réfléchi
sur la justification de cet emprunt. Or, "elles avaient assimilé de manière hâtive des
objets-sujets hétérogènes avec des objets inertes et homogènes" (Ardoino-Berger, 1994, p.35).
C’est la croyance en l’universalité de la démarche scientifique qui justifie
l’appellation d’âge "théologique". La critique d’E. Morin (1994) sous forme
de boutade : "Si l’on voit quelqu’un pleurer, on ne demande pas : donnez-moi deux gouttes
de vos larmes et je les regarde au microscope, il y a du sel …" s’érige contre cela.
2. “L’âge méta-physique“ des Sciences de l’éducation
Dans leur scientificité à "l’âge méta-physique" (7), les Sciences de
l’éducation ont épousé le modèle constructiviste Bachelardien. Rappelons la
démarche épistémologique de ce penseur.
Parti d'une réflexion sur la démarche de la science, dans son travail
de détermination de l'être du phénomène, Bachelard (1928) parvient à une
nouvelle conception de l'objet de la connaissance, en même temps qu'à une
nouvelle expression des thèses philosophiques traditionnelles que sont le
rationalisme, le réalisme et l'idéalisme, auxquelles il reproche d'être figées,
insatisfaisantes parce que trop éloignées .
2.1.- La notion de connaissance approchée : "L’objet construit"
Bachelard, digne héritier de la construction kantienne du phénomène
par le sujet (Kant, 1781) ouvre La
Formation de l’Esprit Scientifique sur cette
phrase célèbre : "
Rien ne va de soi. Rien n’est donné, tout est construit" (Bachelard, 1938,
p.14). Il s’érige en contradicteur du Discours de la Méthode par une
épistémologie qu’il veut non cartésienne. Fondamentalement moderne,
pour lui "
un discours sur la méthode ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit
scientifique". Les idées d’une "
épistémologie historique" et d’une histoire
épistémologique en découlent : "
Un discours sur la méthode scientifique sera toujours
un discours de circonstance." (Cité par J.L Le Moigne, 1988, p.34). Il sera simplement
contingent.
Mais au fait, qu’entend Bachelard par "
objet construit"?
Il ne faut pas entendre le mot en un sens trop étroit, comme
désignant l'écart existant entre une détermination quantitative et l'objet réel
qui y correspond, ou même comme la détermination de la précision de
l'approche de cet objet ; il s'agit d'une démarche, constitutive de toute
connaissance scientifique, qui s'approche du réel : elle n'est pas
approximative, mais "approchée" avec une plus grande précision (Bachelard,
1928, p.70), car elle "s'approche" à travers un effort de constitution plus
précise de l'objet. Ceci suppose, d'une part, la réduction de la détermination
phénoménale à la mesure, et, d'autre part, la fixation minutieuse de
méthodes de mesures différentes suivant les degrés différents de précision.
Tout est inclus dans les lignes suivantes : "
Devant le réel le plus complexe, si nousétions livrés à nous-mêmes, c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nous
chercherions la connaissance : le monde serait notre représentation. Par contre, si nous étions
livrés tout entier à la société, c'est du côté du général, de l'utile, du convenu, que nous
chercherions la connaissance : le monde serait notre convention. En fait, la vérité scientifique est
une prédiction mieux, une prédication. Nous appelons les esprits à la convergence en annonçant
le nouvel essai scientifique, en transmettant du même coup une pensée et une expérience, liant
la pensée à l'expérience dans une vérification : le monde scientifique est donc notre vérification” (Bachelard, 1934) .
Se trouve donc posée une des idées les plus fortes de la philosophie
de la connaissance : celle de la solidarité intime de la pensée et du réel. On
ne peut admettre, ni une pensée séparée du réel, qui ne serait qu'une
pensée vide et immobile, ni un réel étranger radicalement à la pensée (8) ;
la pensée n'existe que dans son effort pour constituer le réel, le réel n'existe
qu'en tant qu'il confirme les "projets" de la pensée qui le pose en le conquérant. C'est ce qu'affirme nettement le titre de deux des derniers
ouvrages : d'une part, le rationalisme n'est tel que s'il est appliqué, mais
d’autre part, le matérialisme n'est tel que s'il est rationnel…
Des considérations qui précèdent résulte la conception de l'objet de la
connaissance : le constructivisme, car l'objet n'est jamais donné mais
construit ; il est posé par une démarche qui unit l'abstrait au concret, qui
s'efforce de recréer le concret à partir de l'abstrait. Et même, on ne part
jamais du simple, qui serait livré —au contraire le simple est un point
d'arrivée à partir de la mise en oeuvre d'un processus de simplification— (9)
La connaissance de la réalité n’ayant d’autre réalité que la représentation
que s’en construit un sujet, l’interaction "
image de l’objet et sujet est précisément
constituée de la construction de la connaissance".
La réflexion épistémologique (Le Moigne,1990,
p.81/140) n’est plus définie par son objet mais par son projet, et les méthodes
qu’elle mettra en oeuvre ne s’évalueront plus à l’aune de son objectivité
mais à celle de sa projectivité encore entendue comme pertinence par
rapport au système observant de telle ou telle proposition construite. "
Le
psychologue, le psychologue industriel, le psycho-métricien, le psycho-sociologue, ne peuvent se
contenter de décrire ou de chiffrer, ils ont des décisions à prendre, des choix à préconiser.
L’utilité devient ainsi, elle-même, un point de référence dans le champ des probabilités. Qui
s’intéresserait en effet à évaluer un programme de formation ou n’importe quelle autre activité
sociale, s’il ne percevait pas à la clé la décision de poursuivre, modifier ou abandonner cette
action ?" (Ardoino, 1990, p.72).
Cependant, la projectivité entendue comme "pertinence" ou "utilité" n’estelle
pas encore réductrice, et Bachelard aurait-il voulu cette réduction ? Sa
construction théorique aurait-elle pu, au contraire, aller jusqu’à refléter par
anticipation le concept d’"organisation", organisation structurale ou
systémique? Cela semble envisageable.
2.2. La notion de connaissance "organisée"
• L’invention de la structure
Ce terme de "
structure" (Dosse, 1991) ou "
architecture" désigne
originairement la manière dont un édifice est bâti, puis celui d’une
description selon laquelle les parties d’un être concret s’organisent en une
totalité. Au XVIIe et XVIIIe siècles, ce terme se modifie quant à la perception
du corps de l’homme (Fontenelle) ou à celle de la langue (Vaugelas). Il
recouvre alors de nombreuses applications —anatomie, physiologie,
géologie, mathématiques—. En ce qui concerne les sciences sociales, ce
terme ne sera consacré qu’à la fin du XIXème siècle par Durkheim (1895)
dans le livre :
Les Règles de la Méthode Sociologique, livre érigeant ce principe
: "
ne considérer les faits humains que comme des choses". Le concept de structure sera
propagé en sciences humaines par les linguistes, concept réapproprié ensuite par toutes les autres disciplines. (10)
• Du concept de "
structure" au concept de "
système"
Ce n'est pas contre la théorie atomiste des choses que le concept de
structure apparaît mais plutôt afin de mieux expliciter l'événement social,
psychique, ou même pictural. Valéry dans son
Introduction à la méthode de
Léonard de Vinci montrait que l'élément du tableau n'a de valeur que par rapport au reste de la toile dans sa globalité, que la figure générale était
esquissée avant les figurations plus précises et que parfois in extremis, le
peintre accusait certains traits avant de livrer son oeuvre. Alors, la recherche
structurale tenterait de fournir un modèle global, formalisant les données
du réel dans sa diversité à l'aide de combinatoires, de réseaux d'opérations
signifiants. Michel Foucault explicitait ceci ainsi : "
on dira qu'il y a science humaine,
non pas partout où il est question de l'homme, mais partout où on analyse des normes, des
règles, des ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de
ses contenus" .
Que ce soit la démarche linguistique (Saussure - Chomsky -
Hjemslev), anthropologique (Lévi-Strauss - Foucault), architecturale (Violet
Le Duc - Vitruve) ou encore psychologique (Piaget - Wallon), toutes
participent de ce postulat : les unités isolées sont sans signification, seule la
combinatoire structurée de l'interpénétration de ses éléments deviendra la
loi de composition de la totalité de l'objet scientifique visé par chacune
d'entre elles. D'où l'idée d'une première logique organisationnelle avec les
concepts de "mise en relation", de "transformation", de "structure profonde", de "modèle".
Cette première logique organisationnelle sera incluse dans une autre
logique organisationnelle : celle régie par le concept-clef de "système". "Le
concept de système procède de celui de structure et l’enrichit à la fois ". Le concept de
système pourrait être défini comme correspondant à un ensemble
d'éléments qui interagissent entre eux et même parfois avec le milieu
extérieur ; tandis que celui de "structure" ne révèlerait que le principe
d'organisation de l'objet scientifique considéré. Ce terme de principe
explicite qu'il n'est pas descriptif de l'objet au sens d'une complétude, mais
qu'il montre l'indiscernable constitution de l'objet en éléments non
équivalents, constitution dite par des lois organisationnelles. Si donc l'on
désire partir de l'ensemble des données, la structure sera obtenue par
réduction du système.
Mais il semble difficile d'entrer dans la logique systémique sans faire
allusion à la notion de fonction définie comme l'ensemble des propriétés
qu'un objet manifeste dans son environnement et le rôle qu'il y joue : le
comportement d'un objet ou d'un système aura, soit des propriétés
intrinsèques, c'est-à-dire indépendantes de son environnement, soit des
propriétés extrinsèques à savoir d'interactions avec l'environnement.
Alors que la "structure relationnelle" va décrire les aspects qualitatifs des
propriétés du système, isolé ou pas, sans que ce système ne soit capable de
modifier son comportement, la "structure dite totale" explicitera les aspects
qualitatifs des propriétés du système dans un environnement variable et
interagissant sur son comportement. Cependant, pour transcrire une étude
complète des phénomènes, il sera nécessaire de coupler ces deux structures.
"
Etre une structure comprend les trois caractères de totalité, de transformation et d’autoréglage.
Ces deux caractères de totalité et de transformation ne peuvent trouver de consistance
que si les interconnections reposent sur une organisation qui, provisoirement au moins, pourra
demeurer stable. Cela implique qu’ils ne peuvent avoir quelque cohérence que si on leur adjoint
nécessairement le caractère “d’autoréglage." (Lerbet, 1986).
"
Une telle vision de la structure, vision qui fonde la méthode structuraliste, en exprime
aussi, subrepticement, les limites. En effet, le reproche classique fait aux structuralistes par leurs
adversaires dévoilent les carences du concept quand ceux-ci soutiennent que la structure ne
gère que du vide (M. Lobrot, 1973), que les transformations ne portent sur rien… En bref, il
manque à la structure ce dont elle est porteuse. Le systémisme se définit précisément par l’adjonction de ce caractère, "l’énergie", au concept de structure" (Lerbet,1986, p.24).
3.Les Sciences de l’éducation à l’âge du complexe
3.1. Du concept de "système" au concept de "complexe"
Prendre en compte l’énergie que gère le système a plusieurs
conséquences rassemblées par G. Lerbet en quatre rubriques principales :
• "Le système ne peut être défini que situé dans un environnement".
• "Il faut considérer que les flux d’énergie se situent hors du système ou qu’ils le
traversent".
• "Si le système gère de l’énergie interne sans échange avec l’environnement, il est clos
et isolé… en revanche si ce système a de tels échanges il est dit ouvert à des degrés
divers".
• "La limite entre le système et l’environnement pose l’important problème des
frontières, “parois du système” (Lerbet, 1986).
Plusieurs typologies ont été tentées afin de classifier les systèmes :
celle de J. Lesourne, celle de J.L. Le Moigne et celle de Bunge (11). Cependant
ces catégorisations ne permettent, quant aux sciences humaines, que de
situer le niveau de complexité auxquels elles appartiennent, à savoir le plus
complexe : celui d'un système vivant en interaction permanente avec le
système du macrocosme social, d'où l'idée de J. de Rosnay de l'outil"macroscope" ? Cependant "l’approche systémique restait une théorie des choses : le systèmeétait pensé comme propriété des objets. La notion d’écosystème, par exemple, renvoie plus à la
notion de nature qu’à celle de culture (monde). Cette ambiguïté est également illustrée dans Le
Macroscope, situant les caractéristiques du système, tantôt chez le sujet connaissant, tantôt du
côté de la chose connue. Si l’on reprend le tryptique : observateur-observatoire-chose observée, le
macroscope est l’observatoire, non l’observateur" (Ardoino et Berger, 1994).
Or, la connaissance en tant que démarche réflexive ou "connaissance de
la connaissance" (Morin, 1986) prend le pas sur l’objet : "il n’y a pas d’objet qui soit au-delà
de la manière dont on s’en empare, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’objet scientifique ou réel qui soit
indépendant du dispositif à travers lequel on le connaît" (Berger, 1991) ou encore "un nouvel
objet ne se crée qu’en tant qu’il est identifié, et n’est identifié qu’en tant qu’il se crée"
(Almudever, cf Ardoino et Berger, 1990, p.238/243).
Dans ce paragraphe nous nous servirons explicitement des textes de
E. Morin afin d'éclairer le passage du système au complexe. En premier
lieu, il refuse la théorie du holisme comme interprétation réductionniste : en
effet, expliquer par la globalité procède du même type de réductionnisme
que la décomposition du composé en simples prônée par Descartes.
L'intelligence du système requiert un fondement paradigmatique, socle
révolutionnaire, véritable congruence pascalienne du tout et des parties : "Je
tiens pour impossible de connaître les parties sans le tout, non plus que de connaître le tout sans
connaître particulièrement les parties". Mais cette intelligibilité serait cercle vicieux
duquel on ne saurait ni entrer ni sortir surtout en maintenant le
"particulièrement" devant le vocable "parties". Alors E. Morin réclame le passage
à un autre ordre d'intelligibilité supérieur : "la circularité constructrice de l'explication
du tout par les parties et des parties par le tout… dans le mouvement même qui les
associe" (Morin, 1990, p.240), véritable confluence des deux et le "système devient non seulement unité globale mais aussi "unitas multiplex" (Morin, 1990, p.241). Là se situerait la
référence explicite à Leibniz et à son livre La Monadologie. Leibniz entend la
"monade" au sens d’un "point" métaphorique d’expressions infinies : "Le point
est un abstrait... La simplicité de la substance n’empêche point la multiplicité des modifications...
et elles doivent consister dans la variété du dehors. Le point serait donc l’intersection d’une
infinité dans une unité ; le privilège de cette unité c’est qu’elle renvoie à une infinie richesse."
(1714).
Morin comprend la monade en ce sens, alors que Le Moigne entrevoit
le terme de Leibniz comme système fermé ; (d’ailleurs il classe cet auteur
dans les empiristes logiques empreints de logique déductive ) reprenant en
cela le classement des courants épistémologiques établis par Piaget en 1969.
Or pourquoi ranger cet auteur dans une colonne de réductionnisme alors
que le raisonnement leibnizien est dans une métaphysique du "comme si"
sous-tendu par la mathématique combinatoire, plus qualitative que la
géométrie algébrique ? "Si Leibniz l’emporte ici sur Descartes, ce n’est pas tellement parce
que le calcul infinitésimal est "plus fort" que la géométrie algébrique, mais parce que les notions
qualitatives sont une essence dont le quantitatif est l’accident". (Serres, 1969, p.129).
Ainsi se profilent les postulats moriniens incontournables :
•"La diversité organise de l'unité qui organise à son tour de la diversité ."
•"Le tout est plus que la somme des parties."
•"Le tout est moins que la somme des parties."
•"Le tout est plus que le tout"
•"Les parties sont à la fois moins et plus que les parties."
•"Les parties sont éventuellement plus que le tout"
•”Le tout est moins que le tout"
•"Le tout est insuffisant, incertain et conflictuel"
Mais poursuit E. Morin la relation tout-parties ne suffit pas à expliciter
le système ; il faut ajouter les interactions et l'organisation parce que les
systèmes n'ont pas que des parties qui les constituent mais renvoient aussi à
des actions ou interactions entre les unités complexes. Le système a un
visage à trois faces : son unité complexe phénoménale des relations entre le
tout et les parties, son interaction ou ensemble des relations actions et
rétroactions qui se tissent en lui, son organisation ou caractère constitutif de
ces interactions, à savoir ce qui le forme, le protège et le régénère (Morin,
1990, p.214 à 243 et p.244 à 245) .
3.2. Vers un regard complexe en Sciences humaines
Lors d'un entretien avec E. Morin, J. Ardoino tentait d'interroger
l'auteur sur le statut épistémologique commun des sciences humaines et
sociales ; mais il essayait aussi de lui faire préciser les notions d'implication
du chercheur, de la temporalité dans le domaine anthroposocial,
d'interprétation comme outil scientifique et enfin, des conséquences
possibles de ses écrits en ce qui concerne l'éducation, prise au sens large de
la culture comme entrée permanente dans la vie et la société.
A sa première question, E. Morin signalait qu'il n'établissait aucune
distinction entre les différents "regards" épistémologiques (J. Ardoino, 1982, p.129) de
ces sciences dites spécifiques en vue de privilégier une réalité dite
"anthroposociale" (Morin, 1982 , p.127), domaine multi-dimensionnel dans lequel il
incluait tout aussi bien le génétique, l'organique, le démographique, l'historique, le psychologique, l'économique et le politique... mais il
précisait que cette réalité anthropo-sociale n'existait pas en soi et n'émergeait
que grâce à un niveau de complexité suffisant de l'organisation biologique
dont la compréhension ne pouvait s'établir que par un va-et-vient du tout
aux parties et des parties au tout. "La boucle se faisant spirale", renforçait J. Ardoino
(1982, p.132).
A sa deuxième question concernant l'implication de tout chercheur
dans le domaine anthroposocial, E.Morin rappelait la nécessité d'inclure et
non d'exclure l'observateur dans l'observation sous peine de tomber dans
un péché de théorisation abusive toute idéologique. Ce qui nécessiterait une"connaissance de la connaissance", idée déjà spinoziste décrite comme "idée de l'idée".
J. Ardoino (p.140). insistait alors sur une des possibilités du chercheur
d'accéder à son implication, à savoir la nécessité du principe de la "pensée
paradoxale" (1982, p.143) autorisant l'intuition de l'observation-implication.
A sa troisième question : "quelle importance accordes-tu aux dimensions
temporelle, historique pour la compréhension des phénomènes anthroposociaux ?" (1982, p.144),
E. Morin répondait que le concept d'évolution était premier par rapport à
l'historicité en référence à Darwin et à la thèse de F. Meyer fort explicite à
ce sujet : seule la physique contemporaine a détruit la stabilité de l'univers
physique en introduisant "l'idée que la moindre parcelle de matière est aussi un fragment
d'histoire... L'idée d'évolution est trans-cosmique. Elle traverse tout” (p.144). Cependant, il
précise que l'évolution biologique n'étant plus significative depuis l'homme
de Néanderthal, ses vecteurs se sont transférés vers nos esprits, notre
culture, devenus inséparables dans une évolution dite "néologique, démarche
préparatoire à l'évolution vers une civilisation des idées, rejet de l'ère barbare des idéologies".
Néammoins E. Morin octroie à J. Ardoino l'obligation de penser la
dimension temporelle entendue comme complexe, c'est-à-dire comme "facteur
de désintégration et de désordre autant que de création", véritable "dialogique du
développement de la complexité de l'organisation" —ordre-désordre— déjà
appréhendée par Bergson.
Au demeurant, quant à la question du sens et de l'interprétation, plus
aucun écart ne se repère même dans l'implicite du texte entre les deux
auteurs. J. Ardoino rappelle "l'interprétation et le sens comme outil des Sciences
anthroposociales" (p.148) et E. Morin de surenchérir puisque "l'organisation dépend
d'un observateur et par conséquent d'un système d'interprétations.... L'homme serait donc"sapiens " et "demens" (1982, p.147/149) avec la nécessité de réintroduire
l'imaginaire et le mythologique dans sa définition. De même, après que J.
Ardoino ait précisé qu'il entendait la fonction éducative non pas au sens
restrictif de l'institution mais dans celui plus large de la culture, E. Morin
explicite les processus éducatifs comme de véritables phénomènes
anthroposociaux où "la culture serait le lien organique entre l'éducation et l'anthropologie" (p.152).
La pensée complexe serait donc bien cette tentative prométhéenne
d'un être humain inscrit dans la finitude de penser et se représenter l'infinie
combinatoire dont il participe et qu'il essaierait d'impliquer. Le
perpétuellement "enchevêtré" du monde dans lequel il est parcelle temporelle
devrait être dit dans son discours linéaire, événementiel et discontinu sous
une forme laissant imaginer le spiralaire du "continuum cosmologique”. Sa
pensée, habitée de concepts disciplinaires et réducteurs devrait être "pensée
de la pensée", intuition ou processus créateur, toujours en mouvement, évitant
les stigmates des idéologies figées en théories. D'où le recours à l'imaginaire, à la mythologie d'un surhomme disant simultanément l'ordredésordre
du cosmos. D'où le "message de l'inconcevable..." .
“La complexité nous rend sensibles à des évidences endormies : l'impossibilité d'expulser
l'incertitude de la connaissance. L'irruption conjointe du désordre et de l'observateur, au coeur
de la connaissance, apporte une incertitude, non seulement dans la description et la prévision,
mais quant à la nature même du désordre et la nature même de l'observateur. Le problème de la
complexité n'est, ni d'enfermer l'incertitude entre parenthèses, ni de s'y enfermer dans un
scepticisme généralisé : il est d'intégrer en profondeur l'incertitude dans la connaissance et la
connaissance dans l'incertitude, pour comprendre la nature même de la connaissance de la
nature. Déjà, nous découvrons les horizons, c'est-à-dire cet infini mystère d'où émerge ce que
nous appelons le réel. De même que l'incomplétude et l'imperfection sont nécessaires pour
concevoir l'existence même du monde, de même ce sont l'inachèvement, l'incomplétude, la
brèche, l'imperfection au coeur de notre savoir qui rendent concevables son existence et sa sortie
de l’âge "théologique". Seul l'insuffisant est productif… La complexité est un progrès de
connaissance qui apporte de l'inconnu et du mystère. Le mystère n'est pas que privatif ; il nous
libère de toute rationalisation délirante qui prétend réduire le réel à de l'idée, et il nous apporte,
sous forme de poésie, le message de l'inconcevable” (Morin, 1982, p.383/384).
C’est avec la prise de conscience de ce "réel objectal" à jamais
inconcevable que les Sciences de l’éducation deviendront des sciences de
"référentialisation" : "Au risque d’abuser de la dérivation, l’emploi du mot "référentialisation" peut
désigner et mettre en valeur la procédure de choix elle-même et signifier qu’il ne peut s’agir ni
d’un objet préexistant par rapport auquel les éléments du projet éducatif n’ont qu’à se situer, ni
d’un catalogue de la Loi ou de la Norme qui fixerait des finalités imposées ou un idéal à atteindre.
Il s’agit, en revanche, par l’emploi de ce terme, d’évoquer la démarche qui consiste à
entreprendre une recherche de références pertinentes (c’est-à-dire à la fois universelles et
contingentes) pouvant expliquer et justifier la conception et l’évaluation d’un dispositif éducatif
(…) On appellera donc "référentialisation" l’ensemble des modalités consistant à repérer un
contexte et à en délimiter les éléments porteurs de significations, à construire (ou reconstruire)
un système de références relatif à un objet (ou à une situation précis(e) et par rapport auxquelx
pourront se justifier les diagnostics et les évaluations" (Figari, 1991) .
Somme toute, le "sujet transcendantal" tout comme "l’objectal même virtuel"
seraient les présupposés à abandonner pour sortir les Sciences de
l’éducation de l’âge "méta-physique". Mais les résistances sont nombreuses…
Certains auteurs définissent encore, par exemple, l’évaluation comme "l’appréhension objective des effets des pratiques des maîtres sur les élèves car il s’agit avant tout
de produire des connaissances sur les relations entre conduites d’enseignement et
apprentissages", refusant la complexité des situations éducatives… Pour eux, "le
travail du chercheur est précisément de réduire cette complexité, pour en dégager les lignes de
force principales… leur approche veut "révéler ex-post les relations qui structurent le
phénomène analysé." (Duru-Bellat, Jarousse, Mingat, 1992).
3.3. De l’"interdisciplinarité" à la "multiréférentialité" en Sciences de
l’éducation.
La genèse hypothétique de l’épistémè des Sciences de l’éducation irait
de l’analyse systémique et d’une recherche d’"optimalité" dans les "technologies éducatives" (12) à l’approche systémique où on utilise le concept de système
comme méthodologie ou heuristique et aussi à l’approche "projective"
dépendante de la "vision du monde" et de la "surdétermination" due à la posture du chercheur " (Berger, 1988) .
C’est sous cette dernière inspiration que le concept de "multiréférentialité"
de J. Ardoino prend toute son ampleur.
Dès la phrase critique de Wallon : "Restez aux frontières, c’est là que vous ferez
des découvertes" (Wallon cité par L. Lurçat, 1972), la notion d’"interdisciplinarité" naissait.
De là, on voyait apparaître de nombreuses disciplines composites, voire
hybrides. L’interdisciplinarité demeurait encore "position polémique et critique à
l’égard d’une situation antérieure, plutôt que réel projet épistémologique. Par contre, lorsque
l’interdisciplinarité était fondée sur le souci du sujet... elle était un effort de réflexion sur le statut
des savoirs en tant que tels" (Berger, 1988, p.86) et devenait d’intention philosophique.
Une large combinatoire d’interactions s’instituait entre l’Université et la
collectivité dans une dynamique se nourrissant elle même continûment des
demandes sociales. Mais dans les "stratégies organisationnelles" des chercheurs
planait encore l’idée de la croyance en l’"optimalisation de l’action" et,
comme soubassement de cette croyance, le fantôme du progrès de toute
science. On perdait de vue la complexité "morinienne".
Pour éviter cette bévue, le concept de "multiréférentialité" (Ardoino, 1986)
explicite que chaque approche d’un chercheur s’effectue dans son
inscription historico-temporelle et dans ses "allants-de-soi" théorico-affectifs et
éclaire l’objet de son point de vue : “Assumant pleinement l’hypothèse de la
complexité, voire de l’hyper-complexité, de la réalité à propos de laquelle on s’interroge,
l’approche multiréférentielle se propose une lecture plurielle de ses objets (pratiques ou
théoriques), sous différents angles, impliquant autant de regards spécifiques et de langages,
appropriés aux descriptions requises, en fonction de systèmes de références distincts, supposés,
reconnus explicitement non réductibles les uns aux autres, c’est-à-dire hétérogènes" (J.Ardoino,
1993).. De là, l’apparition de multiples champs de références possibles dont
aucun ne permettra de cerner l’objet, car on ne peut, ni additionner les
divers points de vue, ni les homogénéiser : "Cette approche fait place à une
relativité. On retrouve ici le deuil de l’attente moniste" (J.Ardoino, 1993).. Cette
multiréférentialité est le témoin de la dialectique permanente des regards
différents et hétérogènes. Les Sciences de l’éducation investiraient donc les
catégories de qualité, de relation et de temporalité dans la philosophie
kantienne.
Alors, pour ne pas perdre l’objet dans tous les "points laissés aveugles"
(Barbier, 1985) par les diverses approches, pourrait-on envisager une
hypothétique recherche de "transconcepts" (G.G Granger, 1968) ou "géométrals" des
Sciences de l’éducation afin de déterminer leur "stylistique" ? Bien
évidemment non, puisque ces "géométrals" masqueraient les notions de
temporalité et d’implication de chaque chercheur dans un voeu pieu
unitaire (“Ce qui est fondamental aujourd’hui est le deuil de ce que j’appellerai le monisme. Il
faut renoncer à un système explicatif unique et s’efforcer d’être polyglotte" (Entretien avec J.
Ardoino —Guy Jobert, 1989).) de système philosophique oubliant à jamais le
complexe. "La multiréférentialité s’affirme comme une hétérogénéïté acceptée... et les
références du chercheur sont les conditions d’accès à ce concept" (Giust-Desprairies, 1993). En
outre, "l’histoire et la temporalité du chercheur introduisent rupture, contradiction et
conflictualité... avec l’intersubjectivité, il faut prendre en considération la notion de négatricité
—capacité des sujets de déjouer par leurs contre-stratégies les stratégies dont ils se sentent être
les objets, y compris, bien entendu les stratégies de recherche" (Ardoino, 1994).
La multiréférentialité devenait aussi "paradigme normatif" des Sciences de
l’éducation. Mais, sans cesse revu à la lumière de la méthode documentaire
d’interprétation par les ethnométhodologues : “La méthode consiste à traiter une apparence de fait comme "un document de", comme "désignant" ("montrant"), comme "étant
au nom de" d’un supposé modèle sous-jacent. Ce modèle sous-jacent est non seulement dérivé
des évidences documentaires individuelles, mais les évidences documentaires individuelles à
leur tour sont interprétées sur la base de qui est "connu" de ce pattern sous-jacent. Chacun est
utilisé pour élaborer l’autre." (Garfinkel, cité par A. Coulon, 1987), il glissait vers un
"paradigme interprétatif bricolé et enraciné" (Lapassade, 1993). Ce bricolage méthodique
est héritier de Lévi-Strauss (1962) : "la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les
moyens du bord, c’est à dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux
hétérogènes". K.Popper aussi considère le bricolage intellectuel comme règle
fondamentale et incontournable des sciences sociales (Cité par Lapassade, note 290).
Avec ce genre de notion, la rationalité cartésienne tout comme l’"esprit
positif "de toute science (Comte) sont évincées définitivement. Il n’y a plus de
réalité reconstituable par l’oeil du savant ; pire, c’est le point de vue du
chercheur qui bricole une méthode, fabrique un objet de recherche. "La
complexité renvoie à l’inévitable production permanente d’une opacité nouvelle au fur et à mesure que la connaissance se construit", d’où la tentation d’un scepticisme profond
car "toute connaissance est en même temps reconstruction progressive de l’ignorance" (Berger,
1988, p.98/1O2). En raison de cela, ne pourrait-on pas proférer comme J.J. Bonniol
(1994) : "l’élargissement de la démarche scientifique, qui sort du stéréotype hypothético-déductif,
ne suffirait plus à justifier un impérialisme scientifiste pour la compréhension du monde : la
peinture de Cézanne m’en dit aussi long et plus sur la montagne Sainte-Victoire que toute la
géologie, et Brel sur les Flamandes que toute la sociologie…" .
Scepticisme encore quant au langage qui, par le préfixe "multi",
semble avoir l’incongruité de présupposer des singularités agrégées... ce
qui va à l’encontre de ce que définit J. Ardoino. Spinoza ne nous avait-il
déjà point fait remarquer que l’homme, en raison de son
anthropomorphisme, avait donné des préfixes négatifs pour nommer le plus
positif, par exemple "l’infini" ? Nietzsche n’avait-il pas, lui aussi, souligné
l’invention du langage comme radicalement illogique puisqu’elle implique
la similitude, présupposé foncièrement ennemi de la dissemblance réelle de
toutes choses. Comme "il n’y a pas deux choses qui soient pareilles", les nommer
d’une même appellation afin de communiquer est une des "illusions
consolantes" fabriquées par l’homme par instinct de survie.
III -
Vers une synthèse épistémologique
des recherches en Sciences de l’éducation
Un essai de "carte épistémologique" de la recherche en Sciences de
l’éducation permettrait de montrer plusieurs "îlots" dans lesquels les
chercheurs pourraient habiter simultanément selon leurs référentiels
unitaires ou métisses —deux ou plus—. Nous l’illustrerons plus avant en y
inscrivant certains d’entre eux ; il semble cependant opportun de rappeler
auparavant les diverses orientations logiques et méthodiques inscrites dans
cette hypothétique carte.
La logique peut être formelle, c’est-à-dire syllogistique ou logique
inclusive de l’emboîtement telle que la décrivait Aristote. Elle va des
définitions aux règles d’inférence. Elle s’appuie alors sur le principe de la
non-contradiction, exprimé par les notions de consistance —postulée ou absolue ou relative—, de complétude —définie par rapport aux fonctions de
vérité— et de décidabilité —reconnaître si une proposition est une thèse ou
pas—. Elle procède par inférences déductives —infère un résultat constaté
d’un cas particulier par application d’une règle générale— ; or, "pour qu’il y ait
déduction, il faut qu’il y ait découpage, il faut séparer et décider… en ce sens c’est une notion
toujours métalogique" (Miermont, 1993). Cette logique est inscrite dans la deuxième
règle du Discours de la méthode de Descartes : "Diviser chacune des difficultés que
j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux
résoudre" (p.138). Le principe de non-contradiction renvoie à la première règle
de ce même Discours : "Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle".
J.L. Le Moigne rappelle les cinq principes de cet îlot "rationaliste
positiviste" dans son livre Les fondements du constructivisme, I (1994, p.22/24).
• le principe ontologique selon lequel le réel est supposé unique,
existant et indépendant de l’observateur ;
• le principe de "l’univers câblé" selon lequel l’homme vit dans une nature
gouvernée par un ensemble de lois qui lui préexistaient ;
• le principe d’objectivité qui postule dans toute observation un
dualisme entre l’observant et l’observé ;
• le principe de naturalité de la logique de la découverte scientifique
(respect des trois préceptes de la logique syllogistique) ;
• enfin le principe de moindre action ou de l’optimum unique pour
atteindre le seul résultat satisfaisant.
Autre face de Janus de ce premier îlot, l’empirisme s’appuie sur une
logique inductive qui permet d’inférer une règle générale à partir de cas et
de résultats particuliers.
Une autre règle d’inférence logique, l’abduction : "L’évaluateur ne pourra
jamais connaître directement le processus spécifique de l’autre, il procède alors par intuitions,
par inférences en prenant des risques d’erreurs importants". (Bonniol, 1998) , permettra
d’inférer, à partir de cas particuliers surprenants et inexplicables par la
théorisation du moment, une ou plusieurs hypothèses susceptibles de
l’expliquer par la construction d’un autre modèle. Il sera particulièrement
prégnant dans les Sciences de l’artificiel (Simon, 1969) et conduira aux "alternatives
constructivistes" (Le Moigne, 1994).
Les principes de la rationalité procédurale s’opposent point par point
au positivisme :
• au principe ontologique car la réalité n’existe pas sans un processus de
création ;
• au principe de "l’univers câblé" car le créateur doit chercher une
adaptation et non découvrir des lois ;
• au principe d’objectivité car les Sciences de la conception ne peuvent
accepter une pré-existence du phénomène, en ce qu’une création
humaine est toujours un artefact lié à son observateur ;
• au principe de naturalité de la logique car l’"ingenium” (analogies,
heuristiques, raisonnements abductifs) joue un rôle essentiel dans
l’invention ;
• au principe de moindre action car "ce n’est que dans les cas banals que le calcul
de l’action optimale se révèle facile" (Simon, p.25/26). Or les finalités diverses
obligent à des arbitrages selon les contraintes de l’environnement. Le calcul optimum unique devient alors impossible.
Cette alternative permettra de mettre le réductionnisme en question
(Barreau, 1986,p.33/43), de ne plus présenter la réflexion philosophique
comme distincte de la recherche scientifique car toutes deux sont des projets
de connaissance quoi qu’en pense G.G. Granger (1993) (13. Le Moigne
précisera cinq principes fondamentaux de cet îlot épistémologique
(G.r.a.s.ce., Décembre 1992-Juin 1993, p.28/30).
• Le principe de représentabilité : toute prétendue réalité est la construction
de ceux qui croient l’avoir découverte (Watzlawick). "L’entreprise n’existe que par
les représentations que nous en construisons" (Le Moigne).
• Le principe de "l’univers construit" (Exemple : la théorie newtonienne de la
gravitation semble être le reflet d’une loi naturelle mais rien ne prouve
qu’elle n’est pas une heuristique, certes féconde, mais incomplète) : "Les
systèmes sont dans notre tête et pas dans la nature" (C. Bernard). Les artefacts conçus par
un planificateur ne respectent pas une réalité mais cherchent à agir sur une
situation à partir de la perception qu’elles ont de la réalité.
• Le principe de projectivité ou d’interaction sujet/objet : les Sciences de
l’organisation créent constamment leurs objets : l’organisation est à la fois
l’action de s’organiser et le résultat de cette action. "Les méthodes d’une discipline
scientifique ne s’évalueront plus à l’aune de son objectivité mais de sa projectivité" (Le Moigne).
• Le principe d’argumentation générale : dans une problématique
d’invention, la supériorité de l’outil mathématique et son emploi unique ne
peuvent être soutenus. Une large palette d’"outils de raisonnement" intervient.
• Le principe d’action intelligente : il décrit "l’invention ou l’élaboration, par toute
forme de raisonnement (descriptible a priori) d’une action proposant une correspondance
adéquate ou convenable entre une situation perçue et un projet conçu par le système au
comportement duquel on s’intéresse" (Newell et Simon). La logique d’optimisation nie à
la fois la propre capacité de finalisation de l’ingénieur et la complexité de
l’environnement de la décision : : "La représentation, l’acte de concevoir est d’une
excellence telle qu’elle ne fait pas que montrer les oeuvres de la Nature, mais qu’elle produit des
formes infiniment plus variées…" (L. De Vinci cité par Le Moigne) .
La Méthode de Morin renvoie à la stratégie mentale et intellectuelle
des "nouveaux constructivismes" de Le Moigne car :
• elle appelle la "lutte contre le scientisme" et refuse la séparation
science-philosophie comme Hursserl.
• elle propose, par les principes dialogique et récursif, la conjonction.
• elle se fonde a posteriori sur les sollicitations et les résistances du
phénomène et n’est jamais a priori.
Elle va cependant au-delà par son principe hologrammatique (14), et endeçà
par son désir de demeurer "méthode in vivo " —collecte d’informations,
journaux d’enquêtes, etc…— et en mettant plus l’accent sur la part subjective
et affective du chercheur réclamant son incessante autocritique. On peut
noter la puissance de la méthode complexe d’E. Morin qui "met en cycle le savoir"
: le "in vivo" des empiristes montré par exemple en ethnométhodologie
(Garfinkel, Coulon, l’implication des cliniciens tels J. Ardoino, la logique énergétique de Lupasco retranscrite par Lerbet (15), et le "constructivisme
téléologique" de Le Moigne…
De manière synthétique et globale, il existerait deux lectures de
l’épistémè.
• Soit la croyance en un "sujet" qui peut connaître des "objets" grâce au
paradigme de "l’univers câblé" (Le Moigne, 1980) ou au "grand paradigme d’Occident" (Morin, 1991, p.220/223). Ce paradigme est "de caractère à la fois sémantique, logique et
idéologique" car il "contient pour tout discours s’effectuant sous son empire, les concepts
fondamentaux ou les catégories maîtresses de l’intelligibilité en même temps que le type de
relations logiques entre ces concepts ou catégories" (Ibidem, p.213).. Il dépend d’une
méthode analytique et réductionniste, hypothético-déductive toute
cartésienne et d’une logique du tiers exclu de type syllogistique.
• Soit le paradigme relativiste de l’objet construit par le chercheur,
connaissance organisée de type structuraliste et/ou systémique, enrichi du
paradigme dialectique (Bateson, Barel) et du paradigme dialogique (Morin), où le processus
de connaissance est "organisé et organisant" (Le Moigne), où la méthode est complexe
(Morin), c’est-à-dire "critique et prospective", et dans lequel la logique peut être
celle du tiers inclus (Aristote, Lerbet), voire logique symphonique (Barbier, 1984) (16) .
Ainsi pourrait-on éclairer la recherche en Sciences de l’éducation.
Questionnements…
Mais nous pourrions encore réinterroger les éclairages sus-dits de
l’épistémè.
Comment ne pas décoder l’épistémologie sans la séparer à l’aide des
catégories kantiennes, par exemple, soit de la quantité, soit de la qualité… (17) ?
Comment les regards multiréférentiels et hétérogènes (Ardoino) de tous essais
de connaissance éviteraient-ils quelques effets pervers, à savoir détourner et
désabuser les chercheurs eux-mêmes ?
En quoi le "constructivisme téléologique" de Le Moigne pourrait-il être encore
appelé "constructiviste"?
Comment cet autre regard, à savoir le refus de la logique binaire et
l’insoutenable recherche du tiers de la "science de l’entre-deux" (Lerbet), éviterait-il
le retour à une lecture dialectique classique comme simple dépassement de
l’opposition originaire (lecture qui n’est pas celle de Lerbet) ?
Sous quelles conditions le regard de la jonction dialogique et dynamique pour tout processus de connaissance ne serait-il pas l’autre face
de Janus de la coupure cartésienne sujet-objet (même s’ils sont perdus à
jamais) ?
1) Les mots grecs sont mis ici en italiques pour signaler qu’on les emploie dans le mode de pensée
dialogique
2) Ce texte a été écrit à partir du travail de synthèse en vue d'être habilitée à diriger des recherches
"Vers une nouvelle heuristique", soutenue en 1994 à l'Université de Paris VIII
3) Les guillemets renvoient à la critique du vocable "performance" par J. Ardoino dans "La
performance et sa mise en spectacle", Communication au CNRS, janvier 1994 : "Après avoir
servi à désigner les performances des chevaux, ce vocable s’appliquera aux humains" et aussi "Les
"artistes de la performance" ou dadaïstes se nient en tant qu’auteurs et créateurs sans doute pour
rester plus solidairement dilués dans l’universel".
4) Ou concept "d'intention" en langage moderne, avec la réduction cartésienne au libre-arbitre
5) Dans la première orientation sont privilégiés les termes de "management" et de "performance",
comme le signale J. Ardoino dans son article "Praxéologie et Poïétique“ ; dans la deuxième
direction sont préférées des recherches sur le sens, l'implication, la gnose.
6) Je pervertis volontairement l’appellation d’Auguste Comte
7) Pour garder l’analogie avec la formulation Comtienne, je suis obligée d’introduire le trait
d’union afin de marquer que les Sciences de l’éducation se détachent alors du modèle classique des
Sciences de la nature.
8) Kant et la constitution du "phénomène" dans Critique de la Raison Pure
9) On pourra se reporter au dernier chapitre du Nouvel Esprit Scientifique
10) Saussure, Jakobson, Hjemslev en Linguistique ; Lévi-Strauss en Ethnologie ; Aron en
Histoire, Foucault en Philosophie ; Lacan en psychanalyse ; Piaget en Psychologie.
11) Lesourne en quatre catégories, J.L. Le Moigne en neuf niveaux et de manière plus synthétique
Bunge en quatre niveaux et six catégories
12) La rationalité logique et technologique se substitue à la rationalité cartésienne dans un souhait
de changement du système éducatif
13) Pour cet auteur, la connaissance philosophique n’a pas d’objet
14) Cf. les études sur Plozevet et Fos-sur-Mer dans lesquelles est montré le rapport micro-macrocosmique.
Cf. E. Morin, 1990, p. 254/268
15) Le modèle "système-personne" invente un groupe analogique à celui de la logique des
propositions de Piaget —groupe INRC 1972— en lui adjoignant "l’énergie" : Lerbet (1988) fait
l’hypothèse du concept de "matière 3 plus ou moins actuelle, plus ou moins potentielle et
impliquant des tensions entre la matière 1 et la matière 2 héritées de la logique énergétique de
Lupasco"
16) L’éducation "c’est entrer dans les Sciences humaines par une porte de sortie, c’est entrer avec
un regard neuf et bouleversant, avec un sens logique à n valeurs, une sorte de logique
symphonique"
17) Ainsi peut-on remarquer avec Bonniol que : " dire que l’évaluation sommative utiliserait des
critères quantitatifs… l’évaluation formative, des critères qualitatifs impliquerait deux natures
distinctes de critères, l’une étant le nombre, l’autre la qualité. Quelles théories actuelles
pourraient justifier cette absurdité ?"(1988).
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