Des incivilités au civisme.
La violence des jeunes dans certains quartiers est un dernier sursaut face à cette machine infernale d'un système éducatif qui ne semble pas les concerner dans une société en risque de décomposition et en certitude de réification technologique. La violence est encore au moins témoin d'un signe de "vouloir-vivre". Elle permet l'espoir d'une intégration sociale car elle est le symbole d'une énergie encore vivace. Malheureusement, cette énergie se canalise sur la caricature d'une soi-disant réussite sociale passant par l'argent à tout prix, dernier avatar de leurs aînés —et nous en sommes tous responsables...—. D'où les larcins, les vols, les deals, la prostitution, les agressions, les attaques à main armée...
Plus dangereuse encore est l'apathie des adultes, n'allant plus voter ou s'ils le font encore par réflexe d'apparente citoyenneté, ne croyant pas à une quelconque amélioration de leur sort par leur expression dans les urnes, s'enfermant le soir dans une facticité télévisée de violence par procuration ou de rêves de luxe ou de passion... Ils ne vivent plus, ils ne croient plus, ils ne désirent plus, ils passent le temps sans aucune implication ni pour eux, ni pour leurs enfants, ni pour la cité de demain... Si la violence peut amener un risque de mini guerre civile larvée, l'apathie est la porte ouverte à tous les “ Beaux parleurs ” démagogues, donc à tous les risques de totalitarismes.
Le corps social est en voie de décomposition : les anciens sont « parqués » au lieu de servir de mémoire et d'expérience, les jeunes sont désespérés, car le 80% de réussite au Baccalauréat est un leurre —il permettra d'entrer au mieux dans des Universités dont ils sortiront chômeurs malgré les sacrifices des parents pour leurs études prolongées—, les malades auront de moins en moins de lits d'hôpitaux pour leurs soins en raison de la création d’agences dont le critère est plus gestionnaire que curatif, les politiques les plus idéalistes dépendront d'une économie mondiale imprévisible et quasi ingérable (1).
Pour toutes ces raisons, les éducateurs les plus humanistes n'oseront plus former à entrer dans ce cercle vicieux... D'où, a contrario, l'attirance actuelle des métiers de l'éducation, non plus par des personnalités de "hussards noirs de la République", mais plutôt par des caractères parfois attentistes, souvent découragés. Comment vont-ils pouvoir s'investir dans un quelconque sauvetage d'enfant en perdition? Comment vont-ils pouvoir éduquer alors qu'ils ont peu de passion si ce n'est celle de ne pas prendre de risque et de se sauver individuellement ou de survivre dans un conformisme mental assez frileux ? Bel exemple de déresponsabilisation, de désimplication ! Or, l'éducation passe par le désir, la passion, l'eros (2).
La Cité est en danger ; il serait temps de s'intéresser à une définition plus approfondie à propos de la notion par trop usitée de civisme.
Dès 1790, le civisme était entendu comme "la priorité donnée par un citoyen aux intérêts de la nation sur ses intérêts particuliers". Un peu avant, Kant envisageait même une morale citoyenne : "le citoyen est l'homme qui doit prendre à coeur la société, comme si le contrat social avait existé et qui doit prendre à coeur la loi, comme s'il l'avait lui-même votée". Et Rousseau de s’en inspirer lors de l’écriture de ses textes (3)...
En 1883, Jules Ferry insistait dans sa “Lettre aux instituteurs” sur l’Instruction Civique, instituée dans les écoles par la loi du 28 Mars 1882. Il la définissait comme partie de l’enseignement destinée à donner aux élèves la formation historique, morale et sociale qui les prépare à leur rôle de citoyen. Dans les discours institutionnels publiés en 1985, certaines valeurs de cette citoyenneté ont été précisées, à savoir l’honnêteté, le courage, le refus du racisme et l’amour de la République. Malheureusement et en raison de la lutte contre le chômage, certains décideurs politiques semblent aujourd’hui privilégier coûte que coûte l’insertion professionnalisée des jeunes et les nouvelles technologies à une formation éthique. Les programmes d’instruction civique demeurent et sont incessamment invoqués mais les praticiens de l’école ne semblent pas les traiter avec autant d’attention que celle qu’ils portent aux contenus des matières fondamentales. « Il y aurait comme une rétraction du champ de l’école qui, après avoir abandonné tout enseignement religieux, hésiterait à faire un discours “ moral ” dont ferait partie ce sentiment civique »(4) . Or, pour que la société ne soit pas en danger, il faudrait réinculquer cette “ morale citoyenne ”. Au demeurant, pourquoi ce pressentiment de risques de décomposition encourus par le corps social persiste-t-il ?
Risques du corps social
En premier lieu, ce parallélisme concerne le politique: les bouleversements géo-politiques, les faiblesses institutionnelles, les prégnances des luttes démocratiques des partis politiques, et enfin les forces et contraintes des systèmes économiques rappellent en Europe ce sentiment d’instabilité que connut la période sophistique. De la même manière, dans la modernité et dans la Grèce Antique pour la prise du pouvoir, aucun autre principe n’existe que le suffrage et la conviction appuyés sur la persuasion des citoyens par l’éloquence.
En second lieu, au point de vue moral, le développement des richesses accroît le fossé entre les nantis et les pauvres. L’égoÏsme et l’individualisme habitent les êtres humains. La loi semble pouvoir être pervertie par le pouvoir. Elle apparaîtrait même parfois comme fluctuante et aurait perdu sa référence sacrée : l’immuable justice, reflet du droit naturel.
En troisième lieu, au point de vue religieux, l’annonce métaphorique de la mort de Dieu dont « Nietzsche s’est fait le héraut », et la “culture de désublimation” « selon l’expression de Baudrillard », impriment aux générations actuelles le refus de toute sacralisation. Comme pour la période sophistique, on pourrait inscrire : le principe du sacré oublié menace tout le corps social. Lipovestky écrit dans l’ Ere du vide: “les démocraties ont basculé dans l’au-delà du devoir, elles s’agencent selon une éthique faible et minimale, sans obligation ni sanction... L’éthique élue n’ordonne aucun sacrifice majeur, aucun arrachement de soi”.
Comme la tradition risque de se perdre, seuls le sentiment civique et la raison humaine peuvent devenir la mesure des lois et des institutions. Forte des leçons modernes de la période sophistique, la cité actuelle devra se garder du culte de la “démesure” —ubris — sous peine de retranscrire l’évolution négative de cette époque (5). L’éducation deviendrait l’art de conduire les jeunes pour leur implication future dans la cité ; d’où l’importance fondamentale de tous les acteurs, quel que soit leur rôle dans le maillage social. Malgré sa complexité, le monde moderne pourrait, en un premier temps, s’inspirer des préceptes de prudence et de vertu des premiers sophistes afin de préserver le corps social et, en un second temps, permettre la venue d’une pensée qui définirait la conscience moderne en la fondant, qui attellerait l’économie à l’éthique et la politique à la nécessité du civisme pour tous. Donc, pour que la cité vive, une réflexion philosophique s’impose.
I - PHILOSOPHIE DE L’EDUCATION ET VIE DE LA CITE
Quelle que soit l’époque, apprendre à tout acteur social à demeurer dynamique malgré toutes les pesanteurs de l’environnement institutionnel semble, d’entrée de jeu, l’objectif primordial de toute société.
Il est évident qu’un “acteur-éducateur social”, qu’il soit, en amont, homme de décision, ou en aval, homme de terrain, se doit de s’interroger sur son appartenance à tel ou tel autre type de société afin de pouvoir construire son projet éducatif. Pour ce faire, les acteurs sociaux devront s’interroger, en toute honnêteté intellectuelle, sur le sens profond du mot “pro-jet” qui semble parfois trivialement confondu avec les vocables de “démarche”, de “stratégie”, ou encore de “moyens à mettre en place en vue d’atteindre certains objectifs” ; or, l’étymologie du terme “projet” renvoie à une finalité de “projet-visée” (6) et non à un “programme linéaire”. D’où la nécessité pour les acteurs sociaux de répondre, en leur âme et conscience, aux questions philosophiques suivantes avant toute prise de décision ou toute intervention :
Dans cette situation singulière :
- Quel homme adulte mériterait le vocable de “citoyen” ? Pour quelles raisons ?
- Quelle sorte de cité voudrait-il voir se réaliser ? Quel système de valeurs érigerait-il en exergue ?
Tel un pont entre l’histoire de la cité et son avenir, les acteurs sociaux —éducateur, enseignant, formateur, juriste, politique,...— ne peuvent éviter ce type de questionnements. S’ils évitaient ces problématiques, ils risqueraient de ne devenir que des producteurs de singes savants sachant donner des réponses normées à toute question prévue auparavant, ou sachant réaliser des tâches ou métiers spécifiques à l’aide de méthodologies séductrices et efficaces à court terme. Or, devant une situation sociale imprévisible, de quel secours seraient ces adultes ?... Où irait la cité ?... Le véritable processus de l’éducation se résumerait en une possibilité d’invention d’une stratégie de l’inattendu, grâce à l’implication civique de tous les hommes de la cité. Comment cela pourrait-il s’accomplir ? Grâce à d’inévitables prises de conscience à propos du processus de réalisation de tout individu, de la dangerosité des « habitus » représentatifs ; tout ceci visant à la nécessité d’une refonte de la pensée.
1.1 Le processus interne de réalisation de chacun.
Toute la complexité du vivant est traversée par les concepts d’énergie et de puissance. Le “ processus ” ou “ passage de la puissance à l’acte ” (7) pour reprendre le vocabulaire aristotélicien est constitutif de tout être, qu’il soit jeune ou adulte. Des potentialités de tout individu jailliront des dynamiques et, de ces dynamiques, leurs réalisations.
Alors, comment serait-il possible de retranscrire ce processus dans toute sa puissance à l’intérieur du système social ? Sous peine de ne rien pouvoir “comprendre”, il faudrait d’abord éviter la méthode analytique de Descartes : faillite assurée pour la résolution des problèmes. La compréhension d’un “adolescent” ne peut être effectuée à l’aide de nombreux fichiers, car ces papiers se perdent dans des détails multiples et figent le processus de son implication dans la vie. Par contre, grâce à des discussions communes, tous les acteurs sociaux ayant approché cet "enfant" ou "adolescent"... pourraient plus facilement découvrir comment canaliser sa violence en une énergie de réalisation simultanément personnelle et citoyenne. Le sens de tout être vivant ne peut jamais se refléter dans de nombreux papiers ou procédures administratives analysant cet homme sous plusieurs angles de vues, en raison des missions séparées de tous les corps de l’Etat, d’où l’intérêt de réflexions communes à l'aide de réseaux systémiques complexes.
Selon Diltheycontinuer à expliquer, au lieu de tenter de comprendre, décuplerait le danger pour la société future. Si cela était, nous risquerions fort d’entrer dans un système social apathique ayant pour devise laisser faire et observer, puis essayer d’expliquer... Seulement, l’explication est en aval et non en amont, d’où le risque de paralysie pour toute action éducative. Cet arrêt sur image de violences émergentes menacerait la société future en évitant leur compréhension et les pistes hypothétiques de résolution possibles. Mais comment y parvenir ? Gaston Bachelard serait l’inspirateur d’une voie possible par l’écriture de cette formule foncièrement moderne : éviter coûte que coûte toute « ankylose de la pensée »(8) .
1.2 Contre l’“ankylose de la pensée”
Lorsque cet auteur employait cette expression, il ne faisait référence qu’à la pensée scientifique ; néanmoins, elle peut être élargie à tout essai de connaissance de tel ou tel phénomène. Toute pensée véhicule un véritable inconscient qui emprisonne tout mouvement de réflexion. Mots, images, généralisations, systèmes, ont tendance à fournir une explication complète et arrêtent par là même tout essai de recherche sur les sens possibles de ces manifestations de violence.
Cependant, l’obstacle le plus important, l’ennemi le plus périlleux de la société, c’est la société elle-même avec ses réflexes d’analyse et ses méthodes de résolution habituelles. Là serait la dialectique du dépassement perpétuel de la société par elle-même, aidée de toutes les ressources vives de tous les citoyens. Là serait le nerf de la lutte contre l’apathie et la résignation. Ces enfants ou adolescents dits “à risque” ont une énergie qui peut être orientée vers la société et non contre elle(9) ... faisons-en des citoyens impliqués ! Comment ?
1.3 Pour une éthique de la responsabilité
Après avoir côtoyé ces adolescents, personne ne peut affirmer qu’ils soient toujours irresponsables. Parfois même, certains d’entre eux entrent dans la déviance sociale pour subvenir aux besoins de leur famille !... S’ils s’y installent, c’est parce que des circuits très bien organisés les y maintiennent (10). Là est le rôle de la police, à savoir démanteler ces réseaux. Là est aussi le partenariat police-éducation, dont le but est de permettre aux chefs d’établissements de mieux connaître les individus parties prenantes de ces réseaux infiltrés dans leurs murs ou près des grilles.
Mais, ils ne se révoltent pas toujours pour aider leurs familles et sont alors victimes de l’image d’une société marchande dont ils se sentent exclus selon les dires de leurs parents. Leurs familles ont une image négative de l’école qui ne leur a pas permis de sortir de leur condition. Et cette image pèse lourd sur leurs désirs de faire des efforts pour tenter de réussir ; d’autant plus qu’ils ont pour la plupart à apprendre aussi dans les murs de l’école un code social, une morale citoyenne. Mais, un autre problème demeure : l’image que la société contemporaine donne d’elle-même. Les réussites les plus affichées, médiatisées, ne sont pas celles d’élèves ou d’étudiants ayant accompli leurs études correctement mais plutôt celles de l’argent. Il est nécessaire de renverser cette idolâtrie financière ; il est important que les acteurs sociaux entrent dans un système de valeurs qui ne “marcherait plus sur la tête”... Cela ne veut pas dire entrer dans une culpabilité collective, car l’on serait allé trop loin dans la société de consommation, mais plutôt permettre que tous ensemble, nous devenions responsables d’un tournant de notre société : l’éthique de la responsabilité et de la solidarité. Tous les citoyens peuvent le tenter au lieu de se renfermer dans un “sauve-qui-peut” individualiste. Personne, et surtout aucune société dans son ensemble, ne peut évoluer sans la participation de tous dans les maisons, dans les quartiers, dans les écoles, auprès des jeunes et des anciens. Les travailleurs sociaux sont des maillons indispensables de ces discussions avec les familles pour mieux les comprendre. L’entretien ne devrait pas être ciblé sur l’argent possible donné par un Etat-Providence. L’essentiel des communications devrait être axé sur la compréhension de leurs difficultés, une aide si nécessaire… et aussi sur une éducation à la citoyenneté, une permissivité de sortir de leur révolte ou de leur apathie. De la même manière, les policiers et les magistrats pourraient expliquer le bien-fondé de la loi, lutter avec eux contre les leaders a-sociaux ; les chefs d’établissements et les enseignants pourraient également tenter une éducation citoyenne des familles et des élèves pour éviter cette coupure entre l’école et la société, l’effort porté sur la réussite et le travail ne pouvant être que simultané et non premier. Responsabiliser ces enfants, ces parents en les reconnaissant et en les valorisant dans leurs établissements, dans leurs quartiers, dans leurs familles permettrait de canaliser leur énergie vers une intégration de tous dans la cité et, par-là, d’eux-mêmes. On pourrait ainsi leur permettre de devenir “auteurs” de la société. Certes, il est difficile de renverser des habitus mais une mise en oeuvre d’une culture de sublimation est cependant possible. Elle nous oblige tous à nous impliquer, de manière énergique, dans l’avenir de notre société. Il n’est jamais trop tard pour des gens de conviction tous unis dans cette volonté d’éducation citoyenne. Volonté qui ne pourrait advenir sans s’atteler à un essai de refonte de la pensée.
II. VERS UNE REFONTE DE LA PENSEE
Sachant que les sociétés ont les institutions éducatives qu’elles méritent le risque de destruction du corps social demeure évident si l'on reste dans un certain confort idéologique ».
2.1. Contre un confort idéologique.
Le risque le plus important demeure celui de l’idéologie ou reflet des allants de soi ou habitus d’une époque par rapport à l’éducation. C’est là que les dangers risquent d’apparaître.
a) Danger de l’idéalisme.
Les théorisations philosophiques des notions de juste et de bien ont entraîné la croyance en une norme extérieure à atteindre par l’individu éduqué, sorte d’uniformisation impossible épousée par les vocables de « socialisé » ou « d’intégré » ou « d’inséré».
Dans l’étymologie latine du verbe educere , ou conduire hors de soi, le ipse est fondamental, il réclame la compréhension des différences de chacun afin qu’il négocie lui-même son apprentissage du lien social, son changement pour apprendre à être ensemble avec le reste du monde. Aucune finalité pré établie par les éducateurs bien pensants , qu’elles s’appuient sur des connaissances psycho-sociologiques ou économico-sociales ou encore médico-juridiques n’aboutiront. Plaquer en face de qui que ce soit une norme à atteindre pour un sujet « assujetti ailleurs» demeure vide de sens…Et tous les vocables "d’aide à" … "d’assistance pour"… présupposant un but idéal et abstrait à atteindre ne peuvent être que réassurance pour ceux qui les emploient. Le processus interne de réalisation de tout individu particulier ne pourra jamais correspondre à cet idéal type abstrait de la « volonté générale » du Contrat Social.
L’insertion ne peut dépendre que d’une volonté personnelle ayant compris les règles du vivre ensemble et ayant décidé de s’y assujettir.
L ‘éducateur est alors là pour témoigner de multiples exemples et récits culturels d’intégration possibles afin que l’un d’entre eux permette un déclic chez l’intéressé. Alors, il se trouve dans la position paradoxale du « non croyant » de Pascal : il lui faut « se mettre à genoux, prier et espérer que cela advienne » (11) que le processus s’enclenche !… Mais il ne peut ni prendre la main, ni guider car il n’est pas l’autre et, de plus, l’autre n’est jamais un sujet abstrait. Il ne parle pas la même langue, il n’a pas la même perception du temps, il ne rêve pas de la même société … il désire inventer sa propre notion de « vie bonne » au sens des philosophes grecs. Il veut négocier son changement avec le reste du monde. L’éducateur ne peut que témoigner face à lui du monde et des expériences et savoirs divers des humains en société dans l’histoire et dans les civilisations ; d'où la nécessité de l'enseignement de la culture générale comme rempart incontournable de l’éducation et de la formation. Etre éducateur, c’est entrer dans cette science des différences et des refus des ignorances.
b) Danger du causalisme
Etre éducateur, c’est aussi pratiquer la suspension d’évaluation du type si telle cause alors on aura tels effets . Par exemple, en criminologie, les statistiques établies par de nombreuses études en droit pénal ont conforté les travailleurs sociaux, chefs d’établissement, éducateurs, policiers … dans l’idée que les exclus du système scolaire entraient inévitablement dans la pré-délinquance.
Une telle attitude résulte d’un mode de pensée du temps linéaire selon le schéma avant, pendant, après. Or, la temporalité est plus complexe. Comme le pensaient les phénoménologues tout évènement ici et maintenant comprime en lui des enchevêtrements de rétentions de temps passés et de protensions de temps à venir imaginaires. Cette temporalité du vécu se double d’assujettissements nombreux à des institutions ou micro-sociétés ou amis, assujettissements variables et inter changeants au gré des rencontres. Il serait simpliste de dire à propos de quelque individu que ce soit, « si tels indices, alors cela va advenir » …Le phénomène de "résilience" (12) décrit par Boris Cyrulnik en serait la preuve.
Ce fantasme du temps linéaire se décline dans des schématisations comme la prévention ou la répression . Cette dernière ne serait qu’un assujettissement imposé à une norme inconnue du vivre ensemble . Toutes ces représentations bloquent le processus d’invention et de réalisation stratégique de chaque individu pour sa vie future avec tous. Or, ce blocage a pour corollaire immédiat la rébellion….Afin d’éviter cela , tentons d’imposer une visée éthique à la réflexion éducative.
2.2 Vers une visée éthique de l’éducation
La visée éthique se placerait du côté de l’orientation vers une vie bonne . Elle prendrait des sens pluriels et différents selon les situations et les contextes alors que la Norme morale s’imposerait du dehors et contraindrait. Car, là où la morale est une règle extérieure a priori quel que soit le contexte, l’éthique libère et délivre une vision personnelle du monde . Là où la morale dicte de ne pas agir pour ne pas apparaître tel ou tel aux yeux des autres, l’éthique dicte de ne pas être tel ou tel à ses propres yeux sans entrer dans le solipsisme. La vie bonne n’a aucun sens a priori, elle doit être réfléchie avec et pour les autres dans ce contexte précis ,et par soi selon la notion d’estime de soi comme vertu solitaire.
L’éthique est de l’ordre de la praxis de l’action pour une décision individuelle ou pour celle d’une micro-société. L’éthique est toujours un mouvement interne auto-référé. C’est une affirmation ou un refus qui devient paradoxalement l’aune à laquelle chacun peut reconstruire pour lui-même et intégrer et résoudre les conflits de devoirs que génère la perspective morale. L’éthique est une réponse de l’intérieur à ce qui s’impose de l’extérieur.
A l’ordre moral ou/et déontologique toujours susceptible de déshumaniser des visées individuelles au profit de son propre maintien en tant que norme, norme pouvant en définitive devenir extérieure à tous les humains, répondrait la finalité éthique dès lors qu’elle permettrait d’être en accord avec soi-même au plus profond de soi, dans un souci de l’autre sans lequel n’existe pas l’estime de soi.
Il n'existe pas de norme absolue du bien, mais seulement l’épreuve dans toute existence de l’expérience de l’échec, de la solitude, puis de la souffrance psychologique qui en résulte. Par ces expériences négatives, on peut donc opérer une conversion de choix. Cette catharsis entraîne l’humain vers la construction d’une personnalité authentique. Par ce processus, il découvre l’éthique comme art de diriger sa conduite, art permettant la symbiose au sein de l’action entre la conviction et le souci des conséquences prévisibles.
2.3 Vers une sagesse pratique des éducateurs.
La « Sagesse est toujours liée au jugement en situation pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle» (13). Pour la comprendre, il faudrait approprier le sens du concept clé de Paul Ricoeur le « Prochain ». Cela signifie la double existence du proche et du lointain et implique la règle de réciprocité, à savoir : " n’exerce par le pouvoir sur autrui que tu le laisses sans pouvoir sur toi "(14). Donc, respecter autrui, c'est trouver la distance juste, c'est savoir être bienveillant afin de permettre à toute personne de devenir autonome.
Cette sagesse pratique nécessite un jugement qui s'opère selon un langage spécifique. Ce n’est ni une preuve scientifique, ni une séduction sophistique mais une argumentation de l’acceptable, voire l’expression de compromis inédits dus à une interprétation qui est à chaque fois une reconstitution singularisée. “ L’imagination retrouve après coup la règle appropriée sous laquelle placer l’expérience singularisée ” (15) écrit P. Ricoeur.
Cette insistance sur l’imagination permet à cet auteur de ne pas oublier que le jugement n’est pas seulement une opération intellectuelle : c’est aussi un jugement de personnes. Là également, en effet, l’imagination est nécessaire pour suppléer la loi et aller jusqu’à la singularité des personnes et des situations, un peu au sens où Aristote complète la justice par le sens de l’équité. ” La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle (16).
Le jugement est alors inséparable de la reconnaissance d’un sujet capable, digne à la fois d’estime et de respect, qui récapitule les différents aspects, déjà indiqués, de la responsabilité et de la fragilité du sujet. Pour ce philosophe, il est impossible de dissocier ces deux visages de la personne, celui de la capacité et de la responsabilité, particulièrement digne d’estime, et celui de la fragilité, de la vulnérabilité, particulièrement digne de respect.
Il existe donc un lien d’implication mutuel entre l’estime de soi et l’évaluation éthique des actions qui visent à la vie bonne . Ensemble, estime de soi et respect de soi définissent la dimension éthique de soi.
Mais comment y advenir ? Cela ne serait possible que si l’on est capable de se désigner comme les locuteurs de ses énonciations, les agents de ses actions, les héros et les narrateurs des histoires racontées sur soi-même . Estime de soi et respect de soi ne pouvant exister que sous l’égide de la réflexivité d’un sujet capable.
En guise de conclusion : quelques visées ultimes
Dans la cité actuelle ne se laisser envahir, ni par les discours experts savants (économiques, médicaux, juridiques, sociologiques, psychologiques…) ni par une imposition de normes, ni par des mots-masques commandant l’action. Seuls des débats contradictoires, des récits d'experts pluriels et singularisés permettront l’entrée dans le jugement éthique et la découverte de soi comme une personne en même temps fragile et responsable.
Car à tout âge le récit de l’histoire des systèmes de concepts et valeurs propres à la philosophie mais aussi de l’histoire des mentalités, de l’histoire des religions et de l’histoire socio-politique demeure un rempart incontournable pour l’éducation et la formation de tout citoyen. Comme le pensait Hannah Arendt, la pensée est toujours vigilance à l’égard de l’événement inattendu et seule la compréhension permise par la connaissance de nombreux éclairages culturels l’autorise. Afin que les individus jugent par eux-mêmes leur histoire présente et la réinventent en agissant, il faudrait restaurer la connaissance des diverses fondations originaires des civilisations et de leurs créations spirituelles dans leur pluralité. Le surgissement du monde commun des humains est dépendant de la perception du surgissement des perspectives. Sans ces enseignements sous forme de mises en scène diachroniques, le monde commun est perdu et seule une collection d’individus isolés demeure : individus dé-liés, dé-sintéressés et soumis à la désolation et aux idéologies en vogue commentant les faits épars et divers. Ces hommes du souci quotidien entrent alors dans un monde désenchanté et risquent tous les futurs éventuels … L’oubli et le refus de l’enseignement de la narration de récits culturels singularisés pourraient équivaloir à des signes annonciateurs de la perte de toute cité…
Christiane PEYRON BONJAN
Professeur des Universités, Université de la Méditerranée.
UMR ADEF AIX-MARSEILLE
1 Les crises boursières de 1929 , 1989 au Mexique et plus récemment en Asie témoignent de cet affolement répétitif de l’économie libérale de marché.
2 Cf Edgar Morin in « Pratiques de Formation (analyses) n° 39 « Réforme de la pensée, pensée de la réforme » Février 2000 (p 27)
3 cf article C.Peyron-Bonjan “ J.J.Rousseau et les contradictions du modèle théorique du contrat social ” in R.R.J 1991-1, P.U.F Aix-Marseille XVI, 44 (p 67 à 78).
4 Cf in Pontier – Debbasch : « La société française » in Etudes politiques économiques et socialesDALLOZ 1989
5 cf article C Peyron Bonjan « Leçons modernes de la période sophistique » Droit Prospectif, RRJ 1992, PUF Aix-Marseille (p489 à 495)
6 cf Jacques Ardoino in « Les avatars de l éducation » , PUF Paris 2000
7 La traduction consacrée par Tricot semble maladroitement formulée par le vocable “ passage ” puisqu’il n’y a pas d’états séparés entre lesquels on pourrait passer dans une pensée processuelle .
8 cf Gaston Bachelard in « La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective» 10ème édition, Vrin Paris 1977
9 Certes l’implication de certains d’entre eux grâce au sport n’est plus à démontrer mais ne véhicule-t-elle pas encore un leurre d’implication : identification des adolescents à des stars d’une micro-société plus qu’énergie déployée pour résoudre les problèmes sociaux tels qu’ils se présentent dans la macro-société. Et ce mécanisme imaginaire collectif d’enfermement passif et joyeux devant des images virtuelles pour qui saurait l’exploiter politiquement de manière perverse demeure l’antichambre de tous les totalitarismes...
10 cf Rapport de J.ulien Dray sur la violence dans les banlieux (Assemblée Nationale, 1990).
11 Cf C. Peyron Bonjan in « Pour l’art d’inventer en éducation » série Références, collection Education et Formation, Paris, l’Harmattan 1994.
12 cf Boris Cyrulnik in « Les vilains petits canards » Odile Jacob Paris, 2001.
13 Cf Paul Ricoeur in « Soi même comme un autre »,Le Seuil, Paris 1990.
14 ibidem p 62.
15 Ibidem p323
16 Ibidem p 312.